À propos de La Différence autistique, de J.-C. Maleval

Par Yves Vanderveken*.

Un événement pour le champ de l’autisme. C’est ainsi qu’on peut assurément qualifier la parution du livre de Jean-Claude Maleval, La Différence autistique [1].

Pour qui s’intéresse à l’autisme, l’événement se redouble de la préface des plus précieuses de Jacques-Alain Miller. Enfin…, préface est peu dire, puisqu’elle se refuse à en rester là, pour d’emblée prolonger le débat, contextualiser les positions, discuter les thèses, faire retour aux fondamentaux cliniques, affiner les concepts et, last but not least, fournir, par l’ensemble que constitue dorénavant l’ouvrage, un outil de référence majeure pour tout un chacun amené à vivre, accueillir, accompagner, soigner, éduquer, souffrir ou, pourquoi pas, aimer l’autisme au jour le jour… dans la vraie vie, comme il se dit maintenant.

Chacun y trouvera son pain quotidien : petit repère par-ci, éclaircissement par-là, précision partout, piste de travail ou de vie à chaque détour. Il est probable néanmoins que l’entreprise ne siéra pas aux idéologues et militants de tous bords, tant elle en est, en acte, l’envers.

Avec une abondance d’informations et de lectures qui ne cesse d’impressionner, Jean-Claude Maleval articule observations, recherches, thèses, effets et résultats, sans a priori ou exclusion de quelque point de vue que ce soit, avec – et c’est évidemment crucial d’un point de vue éthique et sociétal – un foisonnement de témoignages auxquels il accorde le crédit et « l’expertise » requis : ceux des personnes qui se vivent comme autistes et qui peuvent rendre compte de leur parcours de vie, de leur souffrance et difficultés certes, mais aussi tout simplement de leur mode d’être.

Il s’en déduit un mode d’être spécifique à l’autiste, loin des idées et stéréotypes reçus. Il se démontre qu’il est un être parlant comme tout autre, pris dans le langage et l’investissant d’une façon particulière, à la recherche d’une voie propre pour faire face à l’angoisse existentielle propre à cet être si spécifique dans la chaine du vivant qu’est l’être humain. « L’autisme apparaît ainsi comme une structure subjective originale compatible avec les réussites existentielles les plus hautes, mais aussi avec des détresses sévères », comme l’isole la quatrième de couverture.

Nous ajouterons qu’il ne faut pas que ces « réussites » exemplaires et singulières, par un idéal mortifère qui s’imposerait et faussement s’en déduirait, poussent à faire l’impasse des souffrances extrêmes qui peuvent aussi ressortir de l’autisme, en contraignant des sujets dans des voies de rééducation soutenue et forcée dont tout leur être crie qu’ils n’en peuvent mais. Plutôt, l’ensemble des témoignages – si nous les lisons avec le respect et la supposition de savoir que Jean-Claude Maleval accorde à ceux de ce que nous appelons en psychanalyse des sujets et que nous nous refusons à objectifier – nous orientent-ils vers cet horizon selon lequel c’est toujours par des voies singulières que le sujet peut être amené à une sorte de savoir-vivre acceptable, pour lui, avec son mal-être.

« À l’encontre d’une opinion reçue, l’autiste s’intéresse beaucoup aux autres, sa solitude n’est pas fondée sur une volonté de retrait social, mais sur un évitement du désir de l’Autre, lequel suscite son angoisse majeure ». Voilà la conclusion (ramassée, là aussi, dans la quatrième de couverture) à laquelle les autistes nous conduisent, quand nous arrivons à nous tenir à la position d’être à leur écoute [2].

Tout est passé en revue par Jean-Claude Maleval. La question d’un apparentement ou non de l’autisme avec la psychose, les traits cliniques qui en font la signature, la volonté d’immuabilité, l’apparition et le développement de l’autisme, la spécificité de leur écriture, leur rapport aux objets de la pulsion, la particularité de leur mode d’énonciation, le gel des affects. La déclinaison de leur relation au langage n’est pas en reste, allant du mutisme au caractère verbeux, de la rétention à l’explosion verbale, du « babil » autistique jusqu’au développement d’un langage sophistiqué et parfois privé, de signes figés et ordonnés. Et ça continue : le rapport au corps, la difficulté de perception des ressentis corporels et des émotions, leur rapport troublé à la notion d’identité de soi. Sans oublier les pratiques parfois d’automutilations et, bien entendu, la nature, la relation des objets si particuliers qu’on les qualifie… d’autistiques.

Évidemment, pour en appréhender l’ensemble avec la rigueur clinique requise, il faut pouvoir se détacher un tant soit peu de la question toujours douteuse de la cause. Lacan avait déjà démontré qu’on ne pouvait avoir un usage logique et efficace du langage qu’en n’abordant jamais la question de son origine. C’est à cette ascèse nécessaire que s’astreint Jean-Claude Maleval, en envisageant l’ensemble des aspects de la question de l’autisme, à l’exception de son abord biologique et chimériquement génétique, qui comportent leur lot quotidien d’annonces de « découvertes majeures »… qui n’en finissent pas de n’aboutir à rien. L’avenir leur est toujours radieux, d’autant plus qu’il est toujours repoussé à bientôt.

Le livre comprend un long chapitre essentiel et magistral, qu’il faudrait donner à lire à tous, administrations sanitaires comprises, démontrant sans appel, toujours dans la veine éthique que nous avons épinglée, pourquoi « nourrir l’intelligence de l’autiste ne suffit pas ». Le rapport au savoir, là aussi si particulier de l’autiste, avec son lot de compétences discordantes, d’intérêts spécifiques électifs, souvent obsessifs et envahissants, tout comme le rapport à l’objet, est étudié et décliné dans ses moindres aspects, ouvrant des perspectives quant à leur fonction, l’accueil et le traitement qu’il est possible et souhaitable d’y apporter… à l’heure du sujet.

Le livre étudie et développe l’approche et les orientations de traitement psychanalytique avec la même attention que tout le reste, le même souci de cohérence et de démonstration honnête, jusqu’à en étudier les apports majeurs et les apories restantes. Il renvoie aux oubliettes – ou à leur statut de propos diffamatoires, qu’on peine à qualifier d’erronés ou d’ignorants tant ils relèvent plus d’un processus propre aux fake news, de propagande militante – ce qui à l’occasion se véhicule de la pratique psychanalytique avec les autistes dans des attaques répétées s’adressant aux responsables des États ou des administrations sanitaires. Ces attaques et dénonciations ne peuvent qu’être habitées d’intérêts obscurs par leurs outrances, qui ne correspondent évidemment en rien avec la réalité des faits quant à la pratique d’accompagnement thérapeutique qui s’oriente de la psychanalyse. Jean-Claude Maleval la déploie, tente d’en cerner la nature et les axes, offrant ainsi à chacun, parents, proches, professionnels de tout ordre, de quoi s’orienter dans sa cohabitation, sa vie, voire sa pratique quotidienne, souvent si difficile, avecles autistes et pour les autistes.

La préface de Jacques-Alain Miller prolonge et creuse la veine, initiée par Robert et Rosine Lefort où s’essaye Jean-Claude Maleval, de prendre appui sur l’enseignement de Jacques Lacan et ses concepts, pour lire, formaliser et extraire les arrêtes structurales qui, à nulle autre pareilles, donnent des perspectives d’orientation dans le champ de l’autisme aux professionnels. Qui mieux que Jacques-Alain Miller pouvait soutenir et relancer ce débat avec Maleval. On en sort avec des pistes, des points d’appui, des repères, des hypothèses à vérifier, des formalisations à poursuivre et à remettre sur le métier à l’épreuve de la clinique. Concluons par ceci, qui est plutôt une invitation à ouvrir le livre pour plonger dans les développements qui ne sont ici que suggérés : « La préférence autistique pour les objets et spécialement les machines au détriment des personnes n’a pas d’autre racine : les objets, on les manie, on les maîtrise, alors que les personnes sont des puissances autonomes, imprévisibles, non algorithmiques, régies par la tuchê, non par l’automaton, sous le régime de la contingence, non de la nécessité. Elles constituent des noyaux d’incertitude, alors même que l’autiste, dépourvu d’assise délirante que procure au sujet la certitude psychotique, s’adonne, lui, à la création de certitudes. Si les affects, les siens comme ceux d’autrui l’encombrent, c’est qu’ils sont muables et incertains, marqués du sceau de l’aléatoire. Dès lors, le sentimental est sacrifié au mental. D’où le choix forcé en faveur de “l’intellect”. Que faut-il entendre par là ? [3] » Eh bien, allez-y voir.


* Yves Vanderveken est psychanalyste, membre de l’ECF, de l’AMP et de la NLS.

Cet article a été publié dans la revue Mental, Inclusion, exclusion, ségrégation, n°45, juin 2022.

———-

[1] Maleval J.-C., La Différence autistique, Paris Saint-Denis, PUV, Université Paris 8, 2021.

[2] Jean-Claude Maleval, « Écoutez les autistes ! », Lacan Quotidien, no 155, 14 février 2012, publication en ligne.

[3] Miller J.-A., in Maleval J.-C., La Différence autistique, op. cit., p. 13-14.