Par Jean-Claude Maleval.
Résumé – La fréquente affinité des autistes pour les objets numériques est aujourd’hui de plus en plus utilisée à des fins éducatives. On s’interroge moins quant à leurs incidences sur la vie affective. Le bord en ses diverses incarnations (objet autistique, double, intérêt spécifique) tient en celle-ci une place prépondérante. Il constitue la défense majeure contre l’angoisse suscitée par les manifestations du désir de l’Autre à l’égard du sujet autiste. En tant qu’ils introduisent dans la relation une médiation protectrice, les objets numériques, proposés aux autistes, peuvent faire office de bords prêts à porter. Sont-ils cependant aptes à en remplir toutes les fonctions ? Celle de protection, celle de régulation et celle de socialisation ? Il semble qu’à cet égard un partage soit à faire parmi les objets numériques. Les uns et les autres sont bien acceptés, en raison de leurs fonctionnements clairs et prévisibles. Toutefois, bien que les robots puissent être d’excellents instruments éducatifs, ils cumulent plusieurs inconvénients. En revanche, l’iPhone et la tablette possèdent des potentialités intéressantes, qui devraient conduire toute institution à mettre de tels objets à la disposition des enfants autistes. Ils seront d’autant mieux utilisés à des fins d’apprentissage et de socialisation que leurs fonctions de protection contre l’angoisse et de régulation des affects seront prises en compte. Cela implique notamment que l’objet numérique ne soit pas un simple outil pédagogique, à usage temporaire, mais qu’il devienne une possession permanente de l’autiste, et que lui-même puisse décider pour une grande part de son usage. Que l’autiste soit le maître de l’objet est une condition de son utilisation psychodynamique qui inclut et déborde son utilisation à des fins éducatives.
L’article complet est à lire ci-dessous.
Pour une lecture aisée en version imprimable de ce texte grand format (10 pages) : ouvrir et télécharger le pdf.
Qui est le maître de l’objet numérique confié à l’autiste ? La réponse à cette question conditionne son utilisation. Est-il au service d’une méthode d’apprentissage ou s’inscrit-il dans une approche psychodynamique ? Est-il conçu comme un simple outil pédagogique ou peut-il éventuellement devenir un bord autistique ? Dans quel but est-il utilisé ? Contribue-t-il à la construction d’un sujet ou se borne-t-il à améliorer les acquisitions d’un élève ?
Que l’autisme soit un trouble de l’interaction sociale fait aujourd’hui consensus. Pour se prémunir de ces interactions angoissantes, l’autiste se tourne spontanément vers des objets, qui le protègent des attentes de l’Autre et qui facilitent parfois une communication indirecte rassurante. Le traitement de l’autisme par le bord part du constat de leur passion pour certains objets et prend appui sur celui-ci. Quelles sont les principales passions de l’autiste ? D’abord son objet autistique, mais aussi son double et son intérêt spécifique. Ces éléments constituent les trois incarnations du bord autistique. Que possèdent-ils en commun ? Ils suscitent un exceptionnel intérêt de la part de l’enfant autiste, ils condensent ce qui compte le plus pour lui, ce sont ses trésors. Certes, leur investissement est initialement excessif, il convient souvent de le tempérer, mais la plupart des autistes de haut niveau s’accordent à considérer que les supprimer est inapproprié.
Pourquoi les nommer bord ? Parce que l’enfant autiste les situe comme des intermédiaires rassurants entre lui et les autres. Il les utilise spontanément, quand il n’en est pas empêché, pour se protéger des échanges, pour réguler sa vie émotionnelle et pour entrer en contact avec son entourage par leur entremise. C’est une armure construite par un enfant en cure avec Frances Tustin qui a conduit Éric Laurent à introduire le concept de bord en 1992. Il peut s’incarner en des objets, concrets ou fictifs, mais aussi en des animaux ou en des personnes. Les compagnons imaginaires de Donna Williams et la trappe à serrer de Temple Grandin sont les deux incarnations les plus connues du bord autistique. On sait quel profit elles en ont tiré. D. Williams souligne combien leur protection fut importante pour elle : « ces deux créatures nées de mon imagination […] m’ont aidée à vivre indépendante et m’ont évité de finir dans une institution psychiatrique. Elles m’ont aussi conduites dans un voyage au cours duquel, bribe par bribe, j’ai finalement réussi à exister en tant qu’être doué de sentiments et d’émotions dans “le monde”, le monde réel »[1]. T. Grandin affirme que la trappe à serrer, non seulement la rassurait, mais lui a permis de canaliser sa vie émotionnelle et lui a servi de « motivation »[2]. Le bord le plus simple, celui qui s’incarne dans une ficelle ou dans un chiffon, voire pour Williams dans des peluches, possède selon elle « une valeur défensive et protectrice » et constitue déjà « un pont avec le monde extérieur »[3]. Les témoignages de la fonction stimulante du bord incarné par un animal se multiplient : « un chat sauve un enfant de l’autisme »[4] ; « le chien et l’enfant qui ne savait pas aimer »[5] ; « la petite fille qui s’ouvrit au monde grâce à un chat »[6], etc.
Des démonstrations probantes de l’utilisation spontanée du bord pour se protéger, se construire et se socialiser sont souvent relatées par des parents, révoltés par les méthodes que les spécialistes leur préconisaient, qui témoignent s’être appuyés sur les passions de leur enfant. Que cela puisse conduire à des réussites éclatantes, ils en ont fait le constat et ils en ont apporté la preuve. L’étincelle, de Kristine Barnett, Nos mondes entremêlés[7], de Valérie Gay-Corajoud, Une vie animée[8], de Ron Suskind, voire Écouter l’autisme[9], d’Anne Idoux-Thivet sont parmi les plus connus et les plus probants de ces témoignages. Ils révèlent combien des dessins animés, des jouets et des objets divers peuvent être précieux pour la construction de sujets autistes quand ils les ont investis et qu’on les laisse à leur disposition. La plupart de ces parents ont dû prendre la même décision difficile que celle de K. Barnett : aller à l’encontre de l’opinion des spécialistes en laissant à son enfant son objet autistique et en alimentant ses passions. Ne pas se concentrer sur les points faibles, note-t-elle, comme le font les thérapies classiques, mais commencer par ce que l’enfant a envie de faire[10]. C’est aussi ce que préconise une autiste de haut niveau telle que Michelle Dawson quand elle réclame « un accès éducatif au savoir qui respecte le sujet autiste et lui laisse développer lui-même ses compétences »[11].
L’enseignement majeur du traitement par le bord consiste à s’appuyer sur les passions du sujet, fussent-elles réduites à un bout de chiffon. Mais il en est un autre, tout aussi important, conforme à une indication capitale de D. Williams : « tout doit être indirect »[12]. L’introduction du bord met en place les conditions d’une approche indirecte, par exemple en s’adressant à l’objet qui l’incarne, manière de mieux se faire entendre par l’autiste. Tout doit être indirect, non seulement les apprentissages, mais aussi la régulation des affects, tandis que l’insertion sociale doit être médiatisée. S’appuyer sur le bord est conforme aux attentes spontanées des autistes qui craignent avant tout l’échange direct.
Le bord n’est pas issu du chiffrage d’une perte traumatique, mais d’une tentative de la border avec la production d’un objet. Quand David, l’enfant-carapace de Tustin, crée une armure protectrice, c’est pour composer avec l’angoisse extrême que suscite le pus qui sort d’un abcès[13]. Quand Laurie, le premier cas relaté par Bruno Bettelheim dans La Forteresse vide, produit de longs rubans de papier, dont elle détache le centre avec dégoût, c’est pour maîtriser l’angoisse d’aller à la selle[14]. Ces deux bords, saisis à leur naissance, ne sont pas nommés par le sujet. Ils mettent en évidence que, faute de disposer de la fonction du signifiant-maître, les autistes ne sont pas en mesure de chiffrer la perte angoissante pour en faire un sinthome ; en revanche ils la localisent dans un objet maîtrisé. Le bord prend sa source dans un événement de corps, de sorte qu’il est, si l’on veut, le sinthome de l’autiste, à la condition de préciser que ce n’est pas un sinthome lacanien. C’est pourquoi le bord ne s’interprète pas. Il se complexifie en évoluant, avant parfois de s’effacer, il n’a pas la fixité du sinthome. Rien ne saurait mieux mettre sa structure en image qu’un objet autistique adopté temporairement par Marcia, l’un des trois grands cas de La forteresse vide, « un fusil qui pouvait expulser quelque chose qui n’était pas perdu »[15], la boule restant toujours au bout d’une ficelle. Marcia, commente Bettelheim, pouvait toujours la récupérer et recommencer. Elle pouvait faire l’expérience de laisser aller quelque chose et en même temps de le retenir. Cet appareillage d’une jouissance à la fois extraite et maîtrisée, localisée dans un en-forme de l’objet a, semble une caractéristique majeure de la structure autistique.
Lorsqu’un enfant autiste entre dans le bureau d’un clinicien, le plus souvent il ignore celui-ci, ne parle pas, mais s’intéresse aux objets. Rien de surprenant dès lors à constater l’étonnant attrait des autistes pour certains objets du monde moderne. Déjà dans les années 1970, Alfred et Françoise Brauner observèrent combien était surprenante leur relation au capteur de voix – au magnétophone. Indéniablement, constatèrent les Brauner, la stabilisation thymique des enfants autistes « en situation d’écoute est étonnante : ils semblent perdre tout signe d’angoisse et d’inquiétude devant le magnétophone ». Celui-ci leur paraît « l’instrument de travail le mieux adapté et nous avons montré, écrivent-ils, que les enfants autistiques, grâce aux enregistrements, parviennent à se stabiliser, entrent en communication, et enrichissent leurs connaissances »[16]. On ne s’étonnera pas que le même phénomène soit parfois observé avec des robots humanoïdes auxquels certains autistes obéissent très volontiers.
Pour lutter contre le chaos du monde et pour éviter les interactions, les autistes de haut niveau persistent souvent à s’entourer d’objets divers et à se régler sur eux. Anneclaire était ainsi parvenue à organiser sa première année universitaire, seule dans un foyer d’étudiants, en prenant appui sur cinq supports indissociables : la montre, le téléphone mobile, l’ordinateur portable, le plan et l’agenda[17]. Elle affichait dans sa chambre et dans son agenda « un planning des tâches séquencées et cadrées dans le temps : horaires de lever, déjeuner, départ des lieux, retour, dîner, récré, vie en groupe, travail, toilette, coucher… Elle se cale, commente sa mère, sur une batterie de réveils qui sonnent la charge le matin et la retraite le soir. Il est vrai que c’est bizarre de faire sonner son réveil pour aller se coucher, mais c’est utile et efficace »[18]. Pour Anneclaire, ces cinq objets, totalement maîtrisés, font office de médiateurs sociaux, tandis qu’ils la protègent des interactions et tempèrent ses inquiétudes. Le bord qui tend à s’estomper et à s’évider chez les autistes de haut niveau reste encore à ce moment chez elle très présent.
Émergence de bords prêts à porter
Tous les cliniciens s’accordent à considérer que les autistes sont particulièrement réceptifs aux informations transmises par les objets. Ce constat pragmatique incite depuis quelques années des entreprises à se lancer dans le marché d’outils perfectionnés à l’usage des apprentissages des autistes. En Europe et aux États-Unis, des robots humanoïdes éducatifs sont maintenant disponibles sur le marché. De petite taille, de 20 à 60 centimètres, ils sont équipés de caméras qui dirigent les yeux et de capteurs qui leur permettent d’interagir avec les enfants. Ils sont capables de prise de décisions, de converser, d’agir et de se mouvoir en fonction du contexte et de l’interlocuteur. Il est possible de leur donner un nom auquel ils réagissent. Rassurés par leur voix monotone et leurs yeux sans regard, les autistes s’intéressent assez volontiers à ces machines. Elles sont utilisées de diverses manières, tantôt pour jouer avec les enfants, tantôt pour les initier à leur programmation, ou bien encore comme des outils d’apprentissage. Certains de leurs inventeurs veulent les cantonner à la pédagogie ; d’autres cherchent à créer un lien affectif avec l’élève en suggérant que le robot est un véritable compagnon, et qu’il peut exprimer des émotions par l’intermédiaire de lumières, de paroles et de mouvements divers.
Leur prix encore assez élevé cantonne pour le moment leur utilisation aux institutions dans lesquelles ils restent en nombre limité. Le moment viendra, si ce n’est déjà fait, où certains enfants autistes s’approprieront personnellement un robot pour en faire un bord autistique, de sorte qu’ils le garderont à leur domicile, voire l’emporteront partout avec eux. Cependant, cet outil d’apprentissage incontestablement adapté, en tant qu’il permet de surmonter leurs difficultés d’échanges sociaux, peut-il remplir les fonctions protectrices, régulatrices et médiatrices du bord autistique ? Sa capacité à s’animer apparemment de lui-même, son aspect rassurant, le rendent tout à fait apte à être élu par certains comme objet autistique protecteur. Il a déjà été observé par ailleurs qu’il peut être utilisé comme un compagnon imaginaire permettant à l’enfant de s’exprimer par son intermédiaire. Rien ne fait obstacle à ce que cet objet, doté d’une dynamique propre, puisse être considéré comme un double offrant la possibilité d’une mise à distance des affects. Si l’autiste est capable de le programmer, son souci de garder la maîtrise du bord pourrait même être satisfait. Le robot humanoïde est donc apte, pour ceux qui l’adopteraient, à remplir les fonctions protectrices et régulatrices du bord. En revanche, il se prête mal à être un médiateur social. Le seul fait de ne guère pouvoir se séparer de cette machine attirerait fortement l’attention sur l’étrangeté de la personne. Resterait certes la solution de T. Grandin, conserver la machine dans sa chambre ; on sait qu’elle ne va pas sans difficultés, notamment en pensionnat ou dans des institutions. Une classe dans laquelle chaque autiste viendrait accompagné de son encombrant robot personnel serait socialement stigmatisante.
Les robots actuels peuvent être d’excellents outils pédagogiques pour les autistes, mais ils ne constituent pas le meilleur prêt-à-porter du bord. Ils cumulent les inconvénients d’être chers, encombrants, stigmatisants et difficiles à utiliser. Le bord le plus approprié devrait non seulement pouvoir incarner une présence rassurante, être apte à faciliter les apprentissages en évitant qu’ils passent par des échanges sociaux directs, mais il devrait aussi être socialement discret, de sorte que ce ne pourrait être qu’un objet communément utilisé par les non-autistes. Un tel objet existe-t-il ? Où le chercher ?
Le constat largement partagé de l’intérêt des autistes pour les écrans induit à se tourner vers l’ordinateur, la tablette électronique et le téléphone portable. Ils possèdent un attrait spontané pour ces machines qui leur permettent de contrôler des vidéos, des films, de la musique et des chansons, en les repassant de multiples fois, en revenant en arrière, en s’arrêtant sur certaines séquences, en les interrompant ou en les relançant selon leur bon vouloir. Cela peut être agaçant pour l’entourage, mais parfois aussi source de stupéfiantes acquisitions. Pour beaucoup d’autistes, l’apprentissage de la langue commence par des écholalies issues de dialogues de films ou d’émissions de télévision. « Le développement de mon propre langage courant, confie Williams, qui fut écholalique jusqu’à 4 ans, a eu pour base essentielle la répétition de ce que j’entendais dans un disque de contes et dans les spots publicitaires à la télévision. »[19] Certains autistes tels qu’Owen Suskind ou Jake Barnett ont appris à lire en solitaire grâce à des films. Quand ils disposent d’un écran qu’ils peuvent connecter à Internet, ils découvrent vite qu’il s’agit d’un moyen privilégié pour nourrir leur intérêt spécifique.
Mieux encore, il s’avère aujourd’hui que l’écran peut constituer le lieu de rencontre d’un compagnon imaginaire d’un nouveau genre, plus consistant et plus perfectionné que les masques de Williams ou d’Horiot, car maintenant en capacité de répondre aux questions de l’enfant.
Gus, le fils de Judith Newman, a adopté Siri, une application de son iPhone, comme compagnon imaginaire. « Quand il a découvert, rapporte sa mère, qu’il existait un système capable non seulement de lui procurer des informations relatives à ses diverses obsessions – trains, bus, escalators et, bien sûr, tout ce qui avait trait à la météo – et, en plus, de véritablement engager des pseudo-discussions sur ces sujets sans jamais s’en lasser, il est vite devenu accroc. »[20] Gus comprend intellectuellement que Siri n’est pas une personne, néanmoins il la traite et lui parle avec une grande considération. Il fait état d’une telle sympathie à son égard qu’il cherche parfois à savoir si elle aurait envie de quelque chose qu’il puisse lui procurer. Il arrive même qu’il lui demande si elle se mariera avec lui quand il sera adulte[21]. Sa mère ne cache pas avoir fait le constat d’éprouver elle aussi quelque chose pour cette machine[22], de sorte qu’elle intitule son livre Pour Siri avec amour. Quand son fils adolescent lui confie « craquer » pour une amie, elle commente : « C’est génial, mon cœur. Comment le sais-tu ? C’est, répond-il, parce qu’elle me l’a dit. »[23] Gus interprète encore volontiers ses affects à partir de l’autre, de sorte que Siri, du fait de la politesse proverbiale de ses réponses, l’aide à les tempérer. Se froissant quand on lui adresse des mots vulgaires, l’assistant numérique l’engage à se modérer et à employer un langage courtois. Les réponses faites par Gus indiquent qu’il prend sérieusement en considération les avis de Siri. Les apports de cette dernière – l’enfant ayant opté pour une voix féminine – sont les plus manifestes dans le domaine de la médiation sociale. Sa mère constate qu’elle lui permet non seulement d’élargir le champ de ses affinités, mais aussi d’acquérir plus de facilité dans les échanges. « J’ai récemment, écrit-il, eu la plus longue conversation que j’avais jamais eue avec lui. D’accord, il était question de différentes espèces de tortues et de savoir si je préférais la tortue de Floride à la Malaclemys terrapin. Ce n’était peut-être pas mon sujet favori, mais il y avait matière à discussion, selon un cheminement logique, et je vous promets que depuis toutes ces années, sur la quasi-totalité de l’existence de mon merveilleux fils, ce n’avait jamais été le cas. »[24] Bref, par l’entremise de son iPhone, Gus a trouvé accès à un compagnon imaginaire rassurant, tempérant et médiateur, propre à remplir les fonctions du bord.
Ron Suskind a mis au point une application plus spécifiquement destinée aux autistes. Sidekicks diffère de Siri par son orientation éducative plus marquée et par la mise en relation de l’enfant, non plus avec un programme, mais avec un adulte[25]. « Votre enfant, explique-t-on, a cette appli installée dans son téléphone et vous aussi. Il clique sur l’icône et l’un de ses sujets d’intérêt s’affiche. […] Votre enfant pourra demander un extrait de son livre, de son film ou de sa chanson préférée, un petit avatar surgira – le sidekick[26], ou copain – et lui posera des questions autour de ce thème. Que ressentait le dragon dans ce clip vidéo ? Était-il heureux ou triste ? Que veut-il ? Où ces tortues sont-elles nées ? etc, etc. Les informations seront intégrées par le programme, mais il y a aussi “une présence humaine en coulisse”, un véritable être humain qui répond aux questions et entre en relation avec l’enfant. L’être humain, soit un parent, soit, avec le temps, des coaches engagés pour travailler avec l’appli (thérapeute du langage, psychologue), répondent aux questions de l’enfant, et questions et réponses sont enregistrées et s’accumulent. »[27] Transmises par l’avatar/copain, ami imaginaire, les informations sont beaucoup mieux reçues qu’à l’occasion d’un échange direct. Siri et Sidekicks possèdent le mérite de proposer une approche cognitivement et affectivement adaptée au fonctionnement de l’autiste. Elles fournissent un double non intrusif sur mesure. Resterait à examiner s’il est plus bénéfique de concevoir ces programmes comme des renforçateurs d’outils éducatifs, dont l’usage excessif et récréatif doit être sévèrement encadré, ou bien comme des amis imaginaires permettant de s’ouvrir au monde en suivant le rythme de l’enfant.
À cet égard, une expérience réalisée parmi dix classes d’enfants en difficultés scolaires de la région parisienne, parmi lesquels des autistes, s’avère particulièrement intéressante parce qu’elle ne s’est pas bornée à considérer les tablettes numériques comme des outils d’apprentissage. Les élèves ont eu la possibilité de s’approprier l’objet, en étant autorisés à le transporter de la classe à leur domicile, et en ayant la possibilité d’individualiser les applications. Les conclusions de la première année d’expérience furent très positives. La plupart des enfants investirent fortement les tablettes. À de rares exceptions près, elles ne furent ni détériorées, ni oubliées à la maison, et elles étaient chargées en électricité lors de leur retour en classe. Au début, certains avaient peur de ne pas pouvoir l’emporter chez eux, d’autres acceptèrent mal la frustration de ne pas travailler tout le temps par l’intermédiaire de ce support.
Son intérêt pédagogique s’avéra manifeste pour les autistes : par leur aptitude à une prise en main rapide de l’outil, et par le soutien de leur pensée trouvé dans les supports visuels. La tablette trouva à satisfaire leur volonté de maîtrise, qui leur rend les échecs insupportables, en leur permettant de faire des essais sans la peur que l’on constate leurs erreurs, et en leur donnant la possibilité, quand ils étaient confrontés à un blocage, de passer rapidement à une activité plus accessible. L’iPad fut source de motivation, d’incitation au travail et d’ouverture sur le monde. Les enfants furent plus persévérants et plus concentrés lors des activités d’apprentissage effectuées avec celui-ci. La tablette se révéla pour certains un déclencheur d’expressions orales, en particulier grâce à des applications faisant parler des personnages et les mettant en scène. Elle eut parfois un effet apaisant et canalisant. Elle facilita la réalisation d’emplois du temps et de « trombinoscopes » toujours très appréciés par les autistes. Avec l’application « Keynotes » ils eurent l’occasion de visualiser des scénarios leur permettant d’aborder dans de meilleures conditions les situations réelles. L’iPad fut l’occasion d’échanges entre les élèves eux-mêmes et avec leurs familles. Que quelques enfants aient fait « une fixation sur une application » [28], voire aient cherché à alimenter leurs « obsessions », fut déploré par les enseignants ; mais fallait-il s’en inquiéter quand cela concernait des autistes qui avaient trouvé le moyen d’élargir ainsi leur intérêt spécifique ? Bref, outre un excellent support pédagogique, la tablette s’est avérée pour ces derniers pouvoir constituer un objet rassurant, apaisant et médiateur. Elle permet des échanges qui n’engagent ni la voix ni le regard. Elle convient fort bien à la propension des autistes à passer par un support concret pour acquérir du savoir. Elle rend accessible des dessins animés par lesquels beaucoup commencent à s’intéresser au langage et aux rapports sociaux. Elle leur donne la possibilité de surfer sur Internet pour nourrir leurs intérêts spécifiques. On ne saurait s’étonner que beaucoup d’autistes de haut niveau soient des geeks.
L’iPhone et la tablette seront d’autant mieux utilisés à des fins d’apprentissage et de socialisation que leurs fonctions de protection contre l’angoisse et de régulation des affects seront prises en compte. Cela implique notamment que l’objet numérique soit non pas un outil d’apprentissage, à usage temporaire, mais une possession permanente de l’autiste. La question majeure pour sérier entre sa mise en œuvre comme bord psychodynamique et son utilisation comme outil d’apprentissage consiste à se demander qui maîtrise l’objet. Est-ce une possession de l’enfant ou un prolongement de l’éducateur ?
Les autorités sanitaires soutiennent aujourd’hui volontiers les expérimentations avec les robots et les objets électroniques afin d’aider les autistes. En revanche, paradoxalement, elles s’opposent le plus souvent, parfois même interdisent, l’utilisation de la communication facilitée. Elle serait à bannir parce que n’étant pas validée scientifiquement. Pourtant, quand, par l’intermédiaire d’un ordinateur, d’un clavier, voire par de simples lettres en carton, certains autistes muets peuvent accéder à la parole et aux échanges, ils sont unanimes à en vanter les mérites. Tous ces « ténors du silence »[29], comme les nomme Babouillec, constatent qu’écrire est le premier pas pour sortir de l’autre monde[30], et que cela les aide à se structurer socialement et mécaniquement[31]. « Sans langage, ajoute Birger Sellin, je suis un pauvre fou et même l’écriture ne m’est possible qu’avec l’aide d’une autre personne, c’est très humiliant j’en ai honte. »[32] Il a fallu que Nahoki Higashida parvienne à s’exprimer par l’entremise d’un ordinateur pour qu’il comprenne qu’il était « un être humain à part entière »[33].
Cependant, donner librement la parole à des autistes muets grâce à la communication facilitée les conduit parfois à tenir des propos difficiles à entendre. Si cette pratique a été condamnée, c’est d’abord parce que des enfants autistes se sont mis à exprimer des fantasmes sexuels en lien à leur facilitateur. De surcroît, certains osent même émettre des critiques à l’égard de leur prise en charge. « Les éducateurs n’aiment pas la nouveauté, écrit Annick Deshays, ils préfèrent la routine. »[34] B. Sellin peut être encore plus radical : « J’attends d’un film qu’il filme l’intérieur des institutions merdiques, la manière dont on nous garde comme un troupeau d’ânes dénués d’intelligence et de dignité humaine, comme des monstres adversaires de la société. »[35] A. Deshays lui fait écho : « Dresser un plan scientifique d’éducation avec les autistes, de manière uniforme et unilatérale, dispense un régime de protectrice dictature. »[36]
Ces autistes muets sont insolents, ils ne disent pas vraiment ce que les congrès d’Autisme France veulent entendre. Il apparaît donc urgent de limiter leur accès à des objets numériques dont ils peuvent faire un tel usage. Dès lors, des études scientifiques s’empressent de décréter que la communication facilitée n’est pas une thérapie de l’autisme et que de tels propos ne peuvent qu’avoir été suggérés par le facilitateur. Certes, ce n’est pas une thérapie de l’autisme, mais elle constitue une aide précieuse pour entrer en communication avec certains autistes muets. De surcroît, comme le note très justement la mère d’A. Deshays, « le risque zéro d’influence et d’interprétation n’existe pas quelle que soit la forme de communication (même et surtout verbale), pourquoi l’exigerais-je dans notre façon de communiquer ? »[37] Dès lors, sa fille, Annick, ne partage pas l’avis des spécialistes. Elle s’en prend à l’Éducation nationale : « Si c’est avec un clavier qu’une personne s’exprime, qui est formé pour l’accompagner tout au long de sa scolarité ? Vraisemblablement personne, et pourtant les progrès techniques le permettent. C’est comme si des médecins refusaient l’usage du scanner pour des raisons de normalité. Chaque individu, souligne-t-elle à juste titre, présente des situations hors-norme pour lesquelles une approche spécifique est nécessaire. »[38]
Bref, l’utilisation de robots avec les autistes séduit aujourd’hui les décideurs, parce qu’elle est portée par les attraits du discours de la science, et par la fascination pour les innovations technologiques, elle semble en outre promettre des apprentissages évaluables. En revanche, la communication facilitée suscite la méfiance parce qu’elle permet à la subjectivité de l’autiste de s’exprimer, en libérant la parole, tandis qu’il apparaît difficile de l’évaluer. Cette opposition met clairement en évidence, concernant l’utilisation des objets numériques avec les autistes, que la question majeure, généralement éludée, consiste à savoir qui est le maître de l’objet. L’approche psychanalytique incite à le confier à l’enfant pour qu’il puisse en faire un bord lui permettant, non seulement de communiquer, mais aussi de se protéger et de réguler ses affects.
Par leur capacité à se fondre dans notre quotidienneté, les tablettes électroniques et les téléphones portables possèdent une aptitude à se constituer en bord autistique prêt-à-porter qui leur promet en cette fonction un avenir plus riche que celui des robots humanoïdes. Toute institution travaillant avec des autistes devrait leur en faire la proposition. Ces objets possèdent cependant leurs limites : tous les autistes ne s’en saisiront pas, certains préféreront élire comme bord un autre objet, une personne ou un animal. Pour dévoué que puisse être ce dernier, il fera toujours montre de plus d’indépendance qu’un robot, s’avérant ainsi plus constructif pour l’autiste, en l’amenant progressivement à assumer des changements. Toutefois, le bord le mieux approprié, générant souvent des autistes invisibles, est constitué par un frère, ou une sœur, voire par un parent ou un proche. Grandin en témoigne : « J’ai parlé à de nombreux individus qui ont réussi en dépit de leur syndrome d’Asperger, diagnostiqué ou non, écrit-elle, et qui m’ont dit qu’ils ne s’en étaient sortis que parce qu’ils avaient eu un(e) parent(e) ou un(e) enseignant(e) qui les avaient instruits, voir inspirés. »[39] Le bord le plus discret, le plus souple et le plus apte à introduire prudemment du changement reste un humain. Cependant, il ne saurait être prescrit : l’enfant doit prendre l’initiative de l’adopter. Quand il y parvient, la présence protectrice du bord lui permet de s’ouvrir au monde en tempérant l’angoisse. Néanmoins, cette protection est initialement excessive. Aussi longtemps que le bord constitue le lieu apparent d’émission de la libido, il contribue au gel des affects, de sorte que l’évolution du positionnement du sujet autiste passe par un désinvestissement progressif de son bord.
Il arrive que l’on se demande en quoi le traitement par le bord réfère encore à la psychanalyse puisqu’il n’est ni orienté vers une remémoration de l’histoire, ni guidé par des interprétations de l’inconscient. En tant qu’il se fonde sur les inventions et les passions de l’enfant, et non sur le savoir de l’éducateur, rien n’objecte à l’inscrire globalement dans les méthodes psychodynamiques. Cependant, il doit beaucoup à la découverte freudienne. Rappelons que c’est une psychanalyste, F. Tustin, qui a introduit la notion d’objet autistique. Le domaine d’étude de la psychanalyse commence quand le sujet constate qu’il fait des actes qui le dépassent. Parfois même il les désapprouve, « c’est plus fort que moi », mais il ne peut s’empêcher de les répéter. Le choix régulier d’objets autistiques, de doubles et d’intérêts spécifiques sont commandés par le fonctionnement autistique : ils excèdent les choix individuels, même si chacun les incarne à sa façon. De même, la plupart des autistes ont des comportements d’immuabilité, ce sont des efforts pour créer des cohérences locales, qui sont des précurseurs des intérêts spécifiques. Ils répondent au même but que ces derniers. Tous ces phénomènes relèvent d’un fonctionnement inconscient propre aux sujets autistes : nul ne les leur a appris, pourtant presque tous les mettent en œuvre. Ils se les approprient à leur manière, mais la dynamique vient d’une source qu’ils ne maîtrisent pas. Un savoir insu d’eux-mêmes les détermine beaucoup plus qu’ils ne le supposent. La manière complexe de traiter le bord pour se protéger, se construire et se socialiser s’impose spontanément à l’autiste – quand on ne l’entrave pas dans ses efforts. Le fonctionnement autistique ouvre sur un domaine encore peu exploré de la découverte freudienne de l’inconscient. Il existe, certes, beaucoup de sortes d’inconscients, un inconscient cognitif a même été expérimentalement mis en évidence, cependant, la spécificité de l’inconscient freudien réside en ce qu’il est porteur de la dynamique du sujet, il n’est pas douteux que ce soit celui-ci qui crée le bord.
Jean-Claude Maleval est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse, professeur émérite de psychologie clinique (Université Rennes 2).
Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels : Repères pour la psychose ordinaire (Navarin éditeur, 2019), Écoutez les autistes ! (Navarin éditeur, 2012), L’Autiste et sa voix (Seuil, 2009) ; il a notamment dirigé l’ouvrage collectif L’autiste, son double et ses objets (Presses universitaires de Rennes, 2009).
À lire aussi sur le site de la cause de l’autisme : « De l’ABA à l’Affinity Therapy », co-écrit avec Michel Grollier.
[1]. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, Paris, Robert Laffont,1992, p. 289.
[2]. Grandin T., Ma vie d’autiste [1986], Paris, Odile Jacob, 1994, p. 112.
[3]. Williams D., Quelqu’un, quelque part, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 100.
[4]. Romp J., Mon ami Ben, Paris, J.-C. Gawsewitch, 2011.
[5]. Gardner N., Le chien et l’enfant qui ne savait pas aimer, Paris, City [2007], 2016.
[6]. Carter-Johnson A., Iris Grace. La petite fille qui s’ouvrit au monde grâce à un chat [2016], Paris, Presses de la Cité, 2017.
[7]. Gay-Corajoud V., Nos mondes entremêlés. L’autisme au cœur de la famille, Montpellier, Imprim’vert, 2018.
[8]. Suskind R., Une vie animée. Le destin inouï d’un enfant autiste, Paris, Saint-Simon, 2017.
[9]. Idoux-Thivet A., Ecouter l’Autisme, Paris, éditions Autrement, coll. Mutations, n° 252, 2009.
[10]. Barnett K., L’étincelle, Paris, Fleuve noir, 2013, p. 98.
[11]. Laurent E., La bataille de l’autisme, Paris, Navarin/Le champ freudien, 2012, p. 159.
[12]. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 305.
[13]. Tustin F., Autisme et psychose de l’enfant [1972], Paris, Seuil, 1977, p. 47.
[14]. Bettelheim B., La forteresse vide, Paris, Gallimard, 1969, p. 187.
[15]. Dans le film réalisé par Bettelheim sur Marcia, ce « fusil » apparaît plutôt comme un revolver.
[16]. Brauner A. et F., Vivre avec un enfant autistique, op. cit., p. 194 et p. 196.
[17]. Damaggio N., Une épée dans la brume, op. cit., p. 218.
[18]. Ibid., p. 218.
[19]. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 300.
[20]. Newman J., Pour Siri avec amour. Une mère, son fils autiste et la tendresse des machines, Paris, Jean-Claude Lattès, 2018, p. 187.
[21]. Ibid., p. 191.
[22]. Ibid., p. 186.
[23]. Ibid., p. 258
[24]. Ibid., p. 193.
[25]. Cf The Affinity Project et https://www.sidekicks.com/
[26]. La traduction de sidekick par « faire-valoir », proposée par Hettie Le Pennec, apparaît meilleure que celle de copain ou d’acolyte.
[27]. Newman J., Pour Siri avec amour, op. cit., p. 196.
[28]. Heitz M-H., Clis’Tab : « Premiers résultats d’un projet innovant », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 69, 2015, p. 200.
[29]. Babouillec, Algorithme éponyme et autres textes, Paris, Payot/Rivages, 2016, p. 64.
[30]. Sellin B., Une âme prisonnière [1993], Paris, Robert Laffont, 1994, p. 208.
[31]. Babouillec, Algorithme éponyme et autres textes, op. cit., p. 13.
[32]. Sellin B., Une âme prisonnière, op. cit., p. 188.
[33]. Highashida N., Sais-tu pourquoi je saute ? [2013], Paris, Les Arènes, 2014, p. 46.
[34]. Deshays A., Libres propos philosophiques d’une autiste. Paris, Presses de la Renaissance, 2009, p. 90.
[35]. Sellin B., La solitude du déserteur [1995], Paris, Robert Laffont, 1998, p. 61.
[36]. Deshays A., Libres propos philosophiques d’une autiste, op. cit., p. 114.
[37]. Ibid, p. 179.
[38]. Deshays A., Je suis autiste et je pense le monde, Paris, Lemieux éditeur, 2015, p. 87.
[39]. Grandin T. Panek R., Dans le cerveau des autistes [2013], Paris, Odile Jacob, 2014, p. 222.