Par Frédérique Bouvet.
Né en Angleterre, Daniel Tammet est un écrivain qui fut diagnostiqué autiste Asperger à l’âge de vingt-cinq ans. Il parle treize langues dont une privée, comme il a pu en rendre compte dans plusieurs de ses livres[1]. Il est l’inventeur d’une langue numérique faite de chiffres qui lui permet de traduire la langue maternelle. En passant par le caractère universel des chiffres, il a créé une langue poétique. Sa synesthésie l’aide à combiner les chiffres avec des images, des couleurs, des sensations, une texture et ce, avec le support de la voix. Il y a, par exemple, les mots ronds comme un 3 (cabbage), ceux pointus comme un 4 (wife), ou bien encore brillants comme un 5 (kingdom).
Enfant, souffrant de solitude et n’ayant pas les codes pour rentrer en relation avec les autres, il s’est servi de sa passion pour la littérature afin « de trouver les mots pour s’ouvrir aux autres »[2] et ce, en prenant appui dans les dialogues des romans d’époques différentes trouvés à la bibliothèque. Un vaste monde s’est ainsi ouvert à lui ! D. Tammet « rentre alors à l’intérieur du langage » afin d’essayer d’en appréhender les subtilités. Il n’y a pas d’adéquation entre le mot et la chose.
Son dernier et huitième livre, intitulé Fragments de paradis[3], toujours emprunt de poésie et écrit pour la première fois en français, nous embarque à nouveau dans son univers. L’auteur découvre à l’âge de dix ans que la vie s’arrête un jour, ce dont il n’avait aucune idée auparavant. Voyant à la télévision des images provenant du Japon, des voitures noires roulant lentement avec des visages dans la foule qui ne sourient pas et une grande boîte en bois clair sur « des épaules d’hommes en pyjama, qui renfermait quelque chose »[4], il découvre un drôle de mot à la Une des journaux : Hirohito. Ses parents lui expliquent alors avec précaution que l’empereur japonais venait de mourir et d’être enterré. Le jeune Tammet se fit alors la remarque qu’au Japon tout le monde meurt, y compris l’empereur. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir peu après que son grand-père avait succombé aussi à cette mystérieuse maladie asiatique : la mort. Lui, qui raffole des sabliers, s’interroge alors sur le temps qui passe, l’éternité, suit de très près les informations concernant « Mme Jeanne Calment de France, doyenne de l’humanité [qui] vieillissait, vieillissait encore, mais qui ne mourait pas »[5].
Adolescent, Tammet va faire la connaissance à un club de joueurs d’échecs d’un jeune pakistanais, Ahmad, qui lui montre son Coran : « Rien ne m’avait préparé au choc esthétique, à la beauté visuelle du texte qui mettait en relief le format du livre. Le jeu des proportions. Les jolies courbes. Les formes fluides que dessinaient les mots écrits dans une langue que j’ignorais. »[6] Il est alors touché par ce qu’il découvre. Au fil des années, il continue à tenter de lire le monde. Se retrouvant un jour à habiter à Herne Bay, une petite ville côtière anglaise, il lit sur le panneau d’affichage de la bibliothèque : « Got questions about life ? » [Vous avez des questions sur la vie ?][7] Alors qu’il est athée, il se décide à aller au temple. S’ensuit une série de conversations avec des fidèles. Si, au fil des rencontres et à sa grande surprise, il se sent de plus en plus proche des croyants, il ne croit toujours pas en Dieu. Mais un jour, au temple, lui revient une phrase des Évangiles : « Et le verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. »[8] Un flot d’images, nettes et précises, et qu’il n’avait pourtant jamais vécues, s’est imposé à lui. Il les associe alors à des réminiscences de scènes que lui avait racontées le Baptiste. Et il crut en Dieu. Grâce à son rapport singulier au langage, ne serait-il pas en train de s’inventer un nouvel Autre ?
[1]. Cf. Tammet D., Je suis né un jour bleu, Paris, Les Arènes, 2006. Tammet D., Chaque mot est un oiseau à qui l’on apprend à chanter, Paris, Les Arènes, 2017.
[2]. Tammet D., « De la langue numérique à l’écrit », intervention au colloque « Autisme et robotique : quel partenaire privilégié au 21e siècle ? » qui s’est tenu le 7 novembre 2019 à l’université de Rennes 2.
[3]. Tammet D., Fragments de paradis, Paris, Les Arènes, 2020.
[4]. Ibid., p. 13.
[5]. Ibid., p. 37.
[6]. Ibid., p. 59.
[7]. Ibid, p. 105.
[8]. Ibid., p. 139.