Entretien avec Isabelle Orrado.
Dans leur ouvrage Autisme et médiation. Bricoler une solution pour chacun, paru récemment aux éditions Arkhé, Isabelle Orrado et Jean-Michel Vives proposent de revisiter l’autisme à partir de la question de l’objet et de la voix.
Illustrant leurs propos par les cas cliniques de Bastien et Leo, reprenant notamment les travaux d’Éric Laurent et de Jean-Claude Maleval, ils proposent, dans la rencontre avec ces sujets, d’opérer pour produire une mise en circuit de l’objet autistique : partant d’un « objet transi », il s’agit d’en faire un « objet de transit ». Il s’agit donc pour eux d’élever la stéréotypie au rang de symptôme, de bord tant protecteur que surface d’échange, pour, à partir de ces restes, de ces petits riens, proposer à l’enfant de rentrer dans l’échange, non sans le support du corps de l’analyste. Car s’il y a parfois un refus de la parole, un refus de céder l’objet voix qui porte son poids de réel, il n’y a pas un refus de communiquer, bien au contraire.
Loin des schémas caricaturaux où ses détracteurs veulent l’enfermer ils montrent toute la finesse de l’approche psychanalytique qui toujours s’appuie sur l’invention, le nouveau, plutôt que sur des protocoles répétitifs pour accompagner le sujet dans le dépassement de ses difficultés à être au monde. Nous avons rencontré Isabelle Orrado pour La cause de l’autisme afin de lui poser quelques questions.
François Bony
La Cause de l’Autisme – Vous venez de publier avec Jean-Michel Vives l’ouvrage Autisme et médiation, Bricoler une solution pour chacun chez Arkhê Editions. Pouvez-vous nous parler de comment l’idée de ce livre vous est venue ?
Isabelle Orrado – Avec Jean-Michel Vives, professeur à l’université de Nice, nous nous sommes intéressés à la question de la rencontre, de son imprévisibilité et de ses effets. Nous avons, tous les deux, été confrontés cliniquement à des personnes autistes et à cette difficulté de trouver un point de contact pour entrer en relation avec eux. Pour cela, souvent le recours à une médiation était nécessaire. À partir de l’enseignement de Lacan et des travaux plus récents sur l’autisme, de nombreux échanges animés ont vu le jour et ont alimenté notre réflexion que nous avons décidé d’écrire, à quatre mains, dans un ouvrage.
L’enjeu éthique est important puisque notre travail, dans la continuité de nombreux autres orientés par la psychanalyse, vise à sortir de protocoles applicables à tous pour prôner une approche thérapeutique qui s’appuie sur le choix, souvent déjà là, de l’enfant autiste. L’enjeu est donc aussi politique : contribuer à faire exister une approche psychanalytique lacanienne dans l’autisme, loin des caricatures parfois prodiguées.
LCA – La première partie de votre livre traite de l’objet autistique et de sa mise en circulation. Pourriez-vous nous indiquer quelle pourrait-être la fonction de l’analyste dans cette mise en mouvement ?
I. O. – Cette première partie s’appuie sur la nécessité – qui s’impose régulièrement dans la clinique de l’autisme – de s’appuyer sur un objet mais pas n’importe lequel, celui sélectionné par l’enfant lui-même et alors nommé objet autistique. J’avais été très frappée par la proposition d’Éric Laurent concernant la mise en circulation de cet objet qui crée une réelle scission avec les approches comportementales et rééducatives. Ces dernières considèrent l’objet autistique comme un élément enfermant l’enfant et le coupant de l’extérieur. La réponse la plus radicale étant alors de le lui enlever. La psychanalyse lacanienne en propose une toute autre lecture qui consiste à en faire un point de rencontre possible entre l’enfant et le monde. Mais pour cela encore faut-il que l’enfant trouve un partenaire qui puisse l’aider à faire de cet objet une solution. Un partenaire, corps présent, avec qui bricoler. Toujours au plus près des manifestations de l’autiste, l’analyste a pour tâche de trouver un moyen d’introduire un écart dans les répétitions autistiques, un écart suffisamment grand pour que l’enfant ne se sente pas envahi par cette intervention et suffisamment petit pour qu’il puisse faire accroche. De plus, nous savons depuis longtemps l’extrême sensibilité de l’autiste face à la présence de l’autre, plus particulièrement au regard et à la voix. En prenant appui sur l’objet sélectionné par l’enfant, le thérapeute évite ainsi le face à face – et le trop de présence qu’il implique – pour « triangulariser » la rencontre, la médiatiser. C’est à partir de ce fin calcul quant à sa présence en corps que le thérapeute peut ainsi faire de l’objet un piège au trop de réel que toute modalité pulsionnelle met en jeu dans l’autisme.
LCA – C’est d’ailleurs ce que vous abordez dans la seconde partie qui traite de l’objet voix, vous parlez du timbre comme portant le poids de réel de la voix. Pourriez-vous nous dire un mot sur les stratégies mises en place pour réduire ce poids de l’énonciation dans les procédés de communication utilisés par et pour ces sujets ?
I. O. – En effet, les travaux de Jean-Claude Maleval ont déjà mis en avant le rapport particulier de l’autiste à la voix. Nous avons suivi cette voie et pour notre part nous nous sommes attachés à cerner ce qui de la voix est insupportable pour la personne autiste. Une proposition de Lacan nous paraissait donner une indication précise, il dit dans son Séminaire Le désir et son interprétation : « Communément, le sujet produit la voix. Je dirai plus, la fonction de la voix fait toujours intervenir dans le discours le poids du sujet, son poids réel. »[1] C’est ici que nous proposons de penser que cette présence du poids réel du sujet trouve à s’exprimer, dans le champ sonore, à travers le timbre que nous constituons comme point de réel qui excède la parole. La voix (qu’elle vienne de l’autre ou qu’elle soit sienne), comme objet pulsionnel, peut faire jaillir ce réel réduisant le vecteur désirant à une pure assignation. Assignation qui se révèle intraitable, parce qu’effroyable, pour la personne autiste. Il s’agit précisément de ce que le timbre indexe et véhicule dans la voix.
À partir de là, les différentes manifestations vocales et langagières (mutisme, voix étrange, voix chantonnante, écholalie…) des personnes autistes – qui pourraient paraitre hétérogènes – trouvent à s’expliquer si nous les pensons comme une façon de se tenir à distance de ce surgissement obscène de la voix. Utiliser la voix d’un robot par exemple, comme le font certaines personnes autistes, est une façon de sonoriser la parole sans en passer par un circuit pulsionnel engageant le poids réel du sujet. Nous pouvons ainsi voir dans les différentes façons dont l’autiste se risque à une parole une stratégie : sacrifier le timbre dans une voix monocorde, le déconnecter de tout énoncé en investissant la musique ou enfin le couvrir d’une enveloppe mélodique donnant à l’énoncé un aspect chantonnant. L’ensemble de ces bricolages permet à l’autiste de pouvoir produire des énoncés sans que ceux-ci ne l’anéantissent, la dimension de l’assignation y étant chaque fois tempérée.
LCA – Vous proposez « se faire une signature » comme solution dans l’autisme, au regard de « se faire un nom » dans la psychose, est-ce pour mettre en avant la fonction de la lettre ?
I. O. – Oui tout à fait. Cette idée est apparue lors de ma lecture des ouvrages d’Antoine Ouellette, un compositeur canadien qui a été diagnostiqué « autiste Asperger » à l’âge de quarante-sept ans. Il évoque son travail musical qui l’a conduit à se constituer une « signature sonore », dit-il. Lui qui, enfant, avait développé un symptôme de palilalie trouve à écrire dans une harmonie qu’il crée des « mélodies en écho » qui localisent une charge de tension, une charge d’angoisse. Nous retrouvons ici la fonction de la lettre dans l’autisme qui vient faire bord à la jouissance. Antoine Ouellette ne cherche pas à se faire un nom, encore moins à faire reconnaître son œuvre. Il est en quête de cette harmonie singulière, de cette écriture musicale qui borde le bruissement de la langue. Une signature qui relève donc du registre particulier de la lettre. En ce sens, l’œuvre d’Antoine Ouellette ne s’inscrit pas au champ de l’Autre mais bien de celui d’un « Un tout seul » qui trouve une voie(x) pour qu’un lien social soit possible.
[1]. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), Paris, Éditions de La Martinière, 2013, p. 458.