Une pratique enseignante

Par Stéphanie Faure.

Enseignante spécialisée détachée de l’Éducation nationale dans un hôpital de jour pour enfants depuis une dizaine d’années, je témoigne dans ce texte de l’évolution de ma pratique professionnelle orientée par la lecture de la psychanalyse et enrichie au fil du temps par un travail clinique en équipe.

Lors de mon arrivée au sein de l’établissement, j’ai mis en place des méthodes de lecture ou des situations pédagogiques apprises récemment à l’IUFM, dans le cadre d’une certification d’aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap (CAPA-SH). Ce diplôme concernait particulièrement l’enseignement et l’aide pédagogique qui sont apportés aux élèves présentant des troubles importants des fonctions cognitives.

Je me suis rendue compte lors de la mise en œuvre de ces méthodes que certains élèves ne se souvenaient pas forcément de la séance précédente, qu’ils maîtrisaient telle compétence alors que « normalement » cette notion n’était acquise dans les programmes scolaires que bien plus tard ou qu’ils se fondaient dans ma demande sans être capable de faire l’exercice seul.

J’eus pendant très longtemps l’impression de leur apporter une aide vraiment très partielle au niveau de leurs apprentissages scolaires. Ils pouvaient refuser les activités et progressaient très lentement par rapport à leur niveau. Il me semblait alors que plus j’avais envie qu’ils apprennent plus certains partaient dans l’imaginaire ou se mettaient en colère. Ils ne voulaient rien savoir de mon savoir…

Nombre d’entre eux transgressaient le cadre. Comment réagir face à des comportements violents et parfois sans limite ? L’équipe soignante m’a alors beaucoup soutenue. J’ai appris peu à peu à répondre autrement. Dire « tu vas être puni » ou « ce n’est pas bien » ne suffisait pas et ne faisait pas sens. Le respect des règles pouvait s’obtenir d’une autre manière. Il était très important de ne pas réagir de la même façon qu’eux.

On pouvait exiger certains comportements tout en mettant des mots sur leurs actes, sur l’instant ou en différé.

Les jeux de mots et la théâtralisation des scènes les aidaient à se décaler de manière bien plus satisfaisante à mon goût.

Après quelques années, j’ai ressenti le besoin de reprendre mes études et de m’intéresser dans mon mémoire de Master II à la question du rapport au langage chez les enfants et adolescents autistes. J’ai alors essayé de repérer si des particularités dans leur utilisation du langage se dessinaient. Lors des lectures d’albums par exemple, j’avais remarqué que certains se laissaient bercer par ma voix et n’écoutaient plus le contenu de l’histoire. La sonorité des mots primaient alors sur leur sens.

J’ai commencé petit à petit à trouver une façon d’être en relation avec eux. Un travail de régulation en équipe m’a aussi aidée à mettre en valeur les progrès de chacun au quotidien. Je m’entendis dire que Pierre venait en courant dans la classe alors qu’il refusait d’entrer, qu’Alice s’intéressait aux lettres maintenant. J’ai pris conscience grâce à cette mise en mots collective du rôle de la classe au sein de l’hôpital pour certains élèves. Scolarisés parfois seulement en interne, ce lieu leur permettait de se confronter à leur rapport au savoir. Ils y apprenaient de manière douce à être déstabilisés face à de nouveaux savoirs.

Certains pouvaient se mettre en crise à ces moments-là. Il ne pouvait y avoir de vide, de « temps de suspension » pour eux. Ces questions étaient alors travaillées et soutenues par les soignants si nécessaire.

Les situations proposées devaient donc être au plus près de leurs capacités pour ne pas les mettre en difficulté. Certains avaient besoin d’en passer par la répétition d’activités ou de jeux qu’ils maitrisaient pour concéder à un moment un nouveau savoir.

Par un « doux forçage » de vrais objectifs pédagogiques pouvaient alors se mettre en place avec chacun.

En pratique, trois séances d’observation sont proposées aux nouveaux élèves.

Celles-ci s’avèrent extrêmement importantes pour la poursuite du travail.

Au-delà de ma posture personnelle en fonction de chacun (voix, regard, proximité physique), certains élèves sont très dépendants du cadre. Leur capacité à se concentrer quelques instants sur une activité dépend de comment leur accueil a été pensé en amont.

Il est très important pour certains que je sois à l’heure, que les rituels soient respectés, qu’il n’y ait pas de bruit, que les portes soient fermées, que les objets soient à la même place et qu’ils n’aient surtout pas disparu. Leur aptitude à se mobiliser pour les apprentissages en dépend souvent. Le cadre les aide à se contenir psychiquement. Beaucoup sont perméables aux stimulations sensorielles.

Il s’agit lors de ces premières séances de trouver le fil pédagogique. Quelque chose à partager autour d’un de leurs savoirs, centres d’intérêt (dessins animés…) ou objets.

Pour cela, j’observe vers quels objets ou activités l’élève se dirige spontanément. S’exprime-t-il par le langage ? Utilise-t-il le « je » ? Parle-t-il par injonction ? Son regard et son langage sont-ils adressés ? L’autre existe-t-il ? Est-ce qu’il soliloque ? Répète-t-il en écholalie ? Chantonne-t-il ? La musique est-elle une entrée pour communiquer ou se bouche-t-il les oreilles ? Comment l’enfant répond-t-il à mes demandes ? directement, en différé ? Accepte-t-il de réaliser quelques activités de manière directe ou détournée, avec ou sans support ? À quel niveau scolaire se situe-t-il ? Quelles compétences des programmes scolaires de l’Éducation nationale maîtrise-t-il ?

En fonction de ces observations, j’adapte ensuite le cadre, les objectifs scolaires et les outils pédagogiques pour les séances suivantes (activités orales, écrites ou en lien avec un de ses centres d’intérêt).

J’élabore ensuite un projet pédagogique individualisé où je définis des pistes de travail par rapport à l’élève et à son niveau. Je détaille les domaines prioritaires à travailler (le langage, la lecture, l’utilisation des nombres…) ainsi que les moyens pour y parvenir (supports, outils pédagogiques). A-t-il besoin d’en passer par la manipulation d’objet ? Utilise-t-il le support visuel ou a-t-il accès au symbolique ? Le but étant de les amener progressivement par diverses activités à se détacher de l’objet pour aller vers l’image et le mot. Concernant ceux qui ont le langage et qui répondent aux demandes scolaires, la progression pédagogique se réfère aux compétences des programmes scolaires officiels de l’Éducation nationale.

Les outils pédagogiques proposés se font donc en fonction de leur niveau de développement afin de les aider à mettre du sens sur les apprentissages.

Paul manipule les objets. Il ne peut pas fixer pour l’instant son regard sur le contenu d’une image. Au début, il jouait tout seul avec une bille en s’accrochant au bruit qu’elle faisait en tombant sur différents matériaux. Après de nombreuses sollicitations, Paul a accepté un jour de me renvoyer la bille que je lui avais lancée. Aujourd’hui il peut me prendre la main pour jouer avec des objets. Il dit aussi « bille » quand il ne la voit pas.

Arthur regarde les photographies et feuillette quelques albums de Walt Disney. Il pointe avec son doigt les extraits de dessins animés qu’il veut voir sur l’écran. C’est la première fois qu’il m’adresse clairement une demande depuis des années. Il redemande cette activité de séance en séance. Le contenu des séances ne se perd plus. Une certaine continuité semble émerger. Son regard peut se fixer quelques minutes sur l’écran. Il ne s’isole plus dans les coins de la classe. Il sourit et a moins besoin de taper sur des objets durs. Merci Mowgli…

« Je suis un dinosaure ! » J’ai proposé à Adrien de nous documenter sur ce thème. Je lui ai lu des documentaires à ce sujet et progressivement je me suis aperçue qu’il reconnaissait globalement les noms de nombreux dinosaures. J’ai réalisé de petites étiquettes avec les syllabes des noms et de nombreux jeux de lecture sur ce thème. En quelques semaines, il a essayé de déchiffrer des mots dans les livres qui l’intéressaient. Adrien a lu seul sa première phrase à l’occasion du séjour thérapeutique à Dino Park. Je remercie ici le stégosaure et ses confrères…

Certains passent d’une activité à l’autre sans que l’on puisse vraiment les arrêter ou sont très confus dans leurs discours. Cela peut nous amener nous aussi à nous disperser. Le projet pédagogique me sert justement à suivre une progression dans les apprentissages même si ces derniers se réalisent de manière discontinue et singulière.

L’évaluation des progrès peut se faire de manière directe pour certains avec une fiche écrite ou à l’oral. Pour d’autres, elle se fait au détour d’un jeu ou de manière spontanée à l’initiative de l’élève (chanson de l’alphabet, récitation de la comptine numérique à l’aide de la frise numérique affichée sur le mur).

Je pense qu’il s’agit d’une rencontre singulière avec chaque élève. Pour un diagnostic médical identique, chaque enfant a un rapport au savoir qui lui est propre. La visée de cet enseignement est qu’ils réussissent à avoir assez confiance en eux pour se positionner en tant qu’apprenants et pas seulement comme répétiteurs patentés.

En acceptant de me laisser enseigner et en m’ajustant à chacun, les séances sont devenues beaucoup plus riches d’un point de vue pédagogique et plus apaisées. Beaucoup viennent en classe avec plaisir aujourd’hui et des progrès scolaires se réalisent.

Ils m’ont appris à improviser et à savoir me saisir des instants où ils sont vraiment présents.

S. Faure

 

 

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