Maman, papa et leur petit malappris d’autiste

Par Mariana Alba de Luna.

La plupart des parents d’enfants autistes se trouvent perdus face à l’étrangeté de leur enfant. Beaucoup passent les premières années à errer avec eux, dans un vide auquel l’enfant les assigne d’emblée avec son refus de lien parental et de normalité. Pour tout parent, apprendre à éduquer son enfant, s’introduisant à la vie et aux autres, est un défi. Pour les parents des enfants « malappris » c’est un double combat autant qu’une double peine. Ils restent longtemps dans un vide identitaire de ce que pourrait vouloir dire être la mère ou le père de cet enfant qui se refuse au lien, qui voudrait pouvoir se passer de l’Autre.

Avant de pouvoir trouver comment se servir de ce refus du lien inaugural subi, dans lequel les uns et les autres se trouvent enfermés, il faut pouvoir accepter de céder de sa jouissance. Certains enfants autistes arrivent à un moment donné à faire un pas vers l’Autre mais en opérant d’abord un détour par l’objet. Ce sont pour la plupart des objets prélevés dans leur environnement familial proche et en lien avec le désir de l’un ou l’autre des parents. Leurs témoignages nous l’enseignent. Ces objets prélevés sur ce monde en apparence chaotique au départ, pourront par la suite – ou pas – se complexifier. Ceci à condition que quelqu’un se laisse enseigner à partir de ce point d’extraction que l’enfant fait du monde des objets, des images et des machines.

Il y a des parents qui se laissent ainsi enseigner par leurs malappris. Au milieu de la guerre qu’au départ ils vivaient pour pouvoir paraître des parents « respectables », surtout aux yeux des autres, ou de croire devoir se justifier de ne pas l’être, il y a un moment de bascule aussi de leur côté. C’est le moment où ils renoncent à ce regard venant de l’Autre, qu’ils vivaient comme jugement, pour donner la primauté à leur enfant et à sa façon d’être, si bizarre soit-elle. Nous trouvons cette richesse dans les précieux témoignages édités des parents. La plupart sont faits par des mères, mais pas uniquement. Nous avons par exemple ceux de Ron Suskind (Life Animated ), Laurent Dumoulin (Robinson ), Neil Kaufman (Son-Rise) et de mères comme Arabella Carter (Iris Grace), Valerie Gay Corajoud (Le monde de Théo), Cécile Pivot (Comme d’habitude), Eugénie Bourdeau (Sa Normalité et Dans la quête d’un absolu, dont est extrait le dessin ci-contre, de Lucile, adolescente)  et Véronique Truffert (Dernières nouvelles du Cosmos). Ils témoignent tous de ce moment où quelque chose a opéré qui a changé leur regard. Une des luttes les plus importantes où la souffrance de ces parents se condense, c’est le moment de décider d’inscrire ou pas leur enfant à l’école ou même de l’en retirer. Pour tous c’est un déchirement. Ils font le même constat : nulle place à l’école pour ses enfants qui apprennent sans méthode, pour ces enfants qui dérangent les programmes. Nulle place pour ces enfants insurgés du réel.

Ce que l’enfant autiste apprends aux parents qui se laissent enseigner par lui, c’est qu’il faut inventer, s’inventer auprès de lui. Il pourrait leur dire ce que Lacan nous a dit jadis : « Je fais ce que nous appellerons votre édupation » (Lacan J., Séminaire XXI, Les non dupes errent, leçon du 8 janvier 1973, inédit). Tous les parents ne sont pas armés pour cela. Pour se laisser éduper. Quelque chose en eux fait la différence. Nous constatons que trouver comment accompagner leur enfant et s’en servir, passe par soutenir d’abord la trouvaille de l’enfant autiste, et que c’est ce qui leur permet de se tenir à l’écart de la tentation de tomber dans des méthodes qui ont comme objectif de dresser l’insoumis. On assiste à un renversement. La famille qui au départ était mise en échec, se recrée autour d’une nouvelle géométrie de la jouissance familiale, d’abord tyrannique, ensuite libératrice. Autour de ce point qui au départ était un dérangement, une mécanique autre lie chaque membre qui de surcroît retrouve un autre rôle et une autre fonction et aussi comment sortir de la négation de leur être. L’enfant malappris et sa famille sont vivifiés de cet ordonnancement nouveau autour de lui. Non pas sans ajustements constats. Un savoir y faire avec ce qui reste comme possible. L’analyste analysant le sait, l’a appris dans la traversé de sa propre édupation d’où il a pu serrer quelque chose à lui seul subjectif. Qu’est que chaque parent et chaque enfant arrivent ainsi ensemble à serrer ? « Le mode de jouissance particulière à chaque vivant ayant un corps immergé dans la langue ».

Au départ, l’enfant autiste est enfermé, à l’insu de son plein gré, dans ce que Philippe Lacadée appelle chez certains élèves refusant le savoir transmis par l’Autre : « l’illusion égocentrique qu’il s’en sortira tout seul » (« À quoi cela sert d’apprendre ? », Conférence de Philippe Lacadée au BVL du 23 septembre 2017.) Mais, poursuit-il : « L’univers n’est pas organisé pour satisfaire les pulsions de l’enfant et l’adolescent à l’état brut. Ce qui nous réunit comme participant à la civilisation du monde échappe pour chacun à ses petites croyances personnelles. »

Avec l’enfant et la famille, il nous faut pouvoir opérer un premier mouvement du partenariat qui fera céder peu à peu cette jouissance vers une autre forme de réglage familial où chacun dans la famille peut retrouver une place plus vivable, dans le possible. Desserrer pour nouer ensuite autrement. Chacun se trouvera alors moins enfermé dans une jouissance solipsiste. Leurs jouissances singulières réussiront à s’articuler de manière à pouvoir donner une autre place à leur enfant, leur frère, parmi eux, lui qui envahissait tout, mais restait toujours si seul. Je constate par le dire qui se dépose à chaque rencontre avec les parents que je reçois que « la langue, dès l’instant où elle s’articule à la langue de l’Autre comme usage d’un savoir possible, peut offrir aussi, de façon paradoxale, la jouissance d’un savoir inédit » (P. Lacadée, « À quoi cela sert d’apprendre ? »).

Il y a des mères et pères, frères et sœurs, qui peuvent apprendre à faire avec la bizarrerie de leur enfant, de leur frère ou sœur. Étrangeté qui au départ effraye. Ensuite, il arrive qu’ils deviennent le partenaire inédit de l’enfant. C’est un travail de traduction des petites choses. Un nouveau désir pour l’enfant surgit et les aide chaque jour à construire leur monde familial. C’est en acceptant la différence de l’enfant au sein de sa propre famille élargie, soutenue par le transfert dans le lien à un partenaire clinique, qu’ils peuvent aussi affirmer leur différence d’être parents d’enfants malappris. La plupart du temps c’est les mères qui d’une position « pauvre », paralysée sans savoir quoi faire, quoi comprendre, passent à nous apprendre leurs richesses, les savoirs qu’elles extraient de ce nouveau regard qu’elles portent sur leur enfant comme nouveau et dont elles témoignent avec finesse si nous leur offrons une place pour cela. Dernièrement une mère m’a confié en parlant de son enfant : « C’est sa façon de vivre. J’ai compris que si ce n’est pas moi qui l’aide à vivre, personne d’autre ne le fera. Si je l’aide à fonctionner en respectant ce qu’il lui faut, il est heureux, et nous aussi. Les autres me jugent peut-être, ils ne peuvent pas toujours comprendre. Maintenant je peux leur dire non, mais oui à mon fils.»

Ce sont les parents et les autres membres de la famille avec leur savoir appris et leur savoir y faire extrait de la parole et de ses inventions, ce qui fait vivre.

M. Alba de Luna