Samedi 12 octobre 2019, Jean-François Cottes ouvrait la première matinée du cycle 2019-2020 des enseignements du CERA, « Des styles et des méthodes #3 », au local de l’ECF à Paris. Le nouveau directeur du Centre d’études et de recherches sur l’autisme livre à La cause de l’autisme le texte de son allocution.
Voici donc que s’ouvre la troisième année du CERA avec cette première matinée de travail. Le Centre d’études et de recherches sur l’autisme est une création récente de l’ECF à l’initiative de Jacques-Alain Miller. La première directrice en a été Christiane Alberti, Laurent Dupont en a coordonné les deux premières années d’enseignement, Éric Zuliani en a été le secrétaire. La première Journée a eu lieu en mars 2018 et avait pour titre Autisme et parentalité. Ce fut une réussite tant au plan de l’approche de la question posée que par les multiples rencontres qu’elle a permis entre ceux qui soutiennent la liberté de choix dans l’accompagnement des sujets autistes. On sait qu’à l’origine du CERA il y a le mouvement contre le Projet de résolution Fasquelle qui prétendait faire interdire la psychanalyse et imposer les méthodes comportementales. Un blog a été créé lors de ce mouvement et a poursuivi son activité en publiant la newsletter #StayTuned. Depuis décembre 2016, j’ai été en charge de l’animation de ce Blog.
Comme il est d’usage dans l’ECF, la permutation a opéré et, par décision de l’École, j’assure maintenant la direction du CERA, Ligia Gorini en coordonne les enseignements et Patricia Wartelle le secrétariat. Quant au Blog, c’est Hervé Damase qui en est le nouveau rédacteur en chef. Je les remercie tous trois d’avoir répondu à mon invitation à faire partie de l’équipe. La prochaine Journée d’étude aura lieu le 16 mai 2020 à Paris. Le thème et le titre sont encore à déterminer.
La question qui nous réunit a de nombreux aspects. En premier lieu, je dirai que l’autisme reste une cause. Alors qu’il y a inflation des discours, la réponse aux besoins et demandes des sujets autistes et de leurs proches restent bien en-deçà du minimum. La ségrégation joue encore à plein, tant dans l’accueil de la petite enfance, dans la scolarisation, dans l’accès aux loisirs, que dans l’accession à la vie adulte, à l’emploi, au logement. Et nous accueillons au CERA ceux qui ne laissent pas instrumentaliser cette cause à de toutes autres fins. On sait que l’autisme a été un cheval de Troie pour détruire la pédopsychiatrie, et pour s’en prendre aux praticiens qui ne cèdent pas aux sirènes du scientisme. En second lieu, je voudrais m’interroger avec vous. Comment se fait-il que ce trait isolé par Eugen Bleuler dans la schizophrénie – terme forgé par soustraction de l’éros du concept freudien d’auto-érotisme – soit devenu catégorie clinique, diagnostic concernant une part très réduite de la nosographie psychiatrique, converti ensuite dans les différentes versions du DSM qui y a rattaché puis inclus, dernièrement, les psychoses de l’enfant – dénommées Troubles Envahissants du Développement –, comment se fait-il que ce diagnostic ait connu un tel succès chez les praticiens, et maintenant un tel engouement médiatique et finalement populaire ? Car l’autisme est maintenant populaire : on s’en revendique, on s’y reconnaît, on s’auto-diagnostique comme tel. Ainsi Greta Thunberg, la courageuse lycéenne suédoise activiste contre l’inaction des gouvernements face au réchauffement climatique, a pu affirmer tout récemment qu’être une aspie (syndrome d’Asperger) était un « superpouvoir » et que sa différence avec la norme était un point d’appui et non un handicap. Il faut que quelque chose ait, comme le dit Jacques Lacan à un autre propos, « cheminé cent ans dans les profondeurs du goût » pour qu’un tel retournement s’opère.
Voyons comment s’est développé outre-Atlantique, et arrive maintenant en France, le mouvement pour le respect de la neurodiversité. Ce courant affirme que l’autisme est un fonctionnement neurologique différent du fonctionnement typique. Encore une fois, le Québec assure l’interface linguistique en traduisant en français des thèses américaines. Ce courant n’a pas de mots assez durs pour critiquer les thérapies comportementales en tant qu’elles nient la spécificité autistique et tentent d’imposer de force le modèle « neurotypique ». Il apparaît ainsi une tendance à faire de l’autisme un style de vie et à le faire reconnaître comme tel. Mais est-ce tout, cela suffit-il à rendre compte de la place qu’il occupe dans le discours contemporain ? Faire accepter le style autistique, ce serait juste lui faire sa place dans le catalogue des identifications collectives contemporaines : cloisonnées, clivantes, communautaristes. Or il s’agit de plus que cela. L’autisme attire, fascine, suscite aujourd’hui l’admiration – que l’on voit se déployer pour un jeune chirurgien autiste dans la série The Good Doctor. Il y a là une supposition de savoir qu’il faut élucider. Ne serait-ce pas que le parlêtre contemporain s’y reconnaît ? Qu’il y cherche des réponses à ses propres énigmes, en particulier à sa tendance à se retrouver « sans le secours d’aucun discours établi », « sans aucun discours dont il puisse faire lien social » (J. Lacan). L’autiste n’incarnerait-il pas celui qui sait se passer de l’autre quand la socialité tend à se racornir dramatiquement sur la toile des réseaux sociaux des GAFA ?
Je soulignerai que l’autisme est devenu une question politique. Alors que l’on a pu mesurer une inflexion certaine des discours publics par rapport à la période précédente, les pratiques, elles, n’ont pas changé et la situation des sujets reste marquée par une instrumentalisation scientiste qui leur est très préjudiciable. Je n’en prendrai qu’un exemple : le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale avait demandé une enquête à la Cour des comptes qui a rendu son rapport par la voix de rien moins que son premier président M. Didier Migaud. Le verdict est sévère sur la situation en France, il fait apparaître des carences graves dans les réponses apportées aux personnes autistes. Mais les solutions préconisées par la Cour ne remettent pas en cause – voire accentuent – les orientations des précédents plans qui pourtant n’ont que peu amélioré la vie des personnes autistes et de leur entourage. Par exemple, il en est ainsi avec la proposition de la création d’un institut national de recherche mono-orienté en neurosciences.
Nous relèverons ici un certain glissement : au détour de trois phrases, M. Migaud mentionne les personnes relevant des TSA (Troubles du Spectre de l’Autisme), puis élargit une première fois aux TED (Troubles Envahissants du Développement) qui correspondent à ce que l’on appelait jadis les psychoses infantiles, puis élargit encore aux « dys » et finalement aux… troubles du comportement. Que se lève et s’avance celui qui n’a pas de trouble du comportement et qui pourrait échapper ainsi aux recommandations des autorités académiques et sanitaires. Dans ce glissement, on voit finalement se profiler ce que l’on ne peut que nommer un projet politique qui vise à surveiller, normaliser et rééduquer les comportements de la population. L’autisme se révèle comme le laboratoire d’une biopolitique. Où, encore une fois, il se démontre que la question de l’autisme ne se réduit pas à une catégorie clinique mais est bien une question politique, c’est-à-dire qu’elle concerne tout un chacun.
Sur un autre bord, l’autisme pose une question fondamentale au lien social. Comment faire quand on ne peut entrer dans le lien social dominant, dans un contexte d’extension généralisée du domaine des normes sur tous les aspects de la vie ? Il convoque chacun à ce que l’invention prenne le pas sur la reproduction du même, que la trouvaille l’emporte sur l’adaptation forcée à la norme. C’est ici que l’orientation lacanienne de la psychanalyse – non seulement pour les psychanalystes qui en témoignent mais aussi pour tous les praticiens qui refusent les pratiques protocolisées et objectivantes – démontre sa capacité à permettre la rencontre avec les sujets autistes et à tisser un lien social qui, au un par un, leur convienne.