Par la grâce du chocolat

Par Valérie Bussières.

Il y en a qui racontent des histoires d’enfants. Il y en a une qui écrit sur le temps de l’infans, une qui conte la première rencontre avec l’autre, avec la main de l’autre. Amélie Nothomb livre un trajet précieux et enseignant de l’émergence du lien social.

Métaphysique des tubes[1] narre la naissance du sujet, l’avènement de la parole via le surgissement singulier de l’Autre. Cette artiste donne une dimension autobiographique à ce récit : « Les deux premières années de ma vie, je suis restée quasi inerte, dans un mutisme total. [2] » Une « métaphysique de l’autisme », selon Michel David : « L’enfant s’était réfugié dans cette jouissance autarcique que Lacan évoque comme “jouissance de l’Un” ou comme “jouissance de l’huître”.[3] »Car « ce dont jouit l’huître ou le castor, personne n’en saura jamais rien, parce que, faute de signifiant, il n’y a pas de distance entre la jouissance et le corps. [4] »

Cette jouissance autarcique, Amélie Nothomb tente de la cerner en inventant un Dieu tel un Tout : « Il était plein et dense comme un œuf dur, dont il avait la rondeur et l’immobilité. Dieu était l’absolue satisfaction […] Dieu n’avait pas de langage et il n’avait donc pas de pensées. Il était satiété et éternité. [5] » Puis se repère un passage du Tout au tube. Une différenciation via le trou dans le corps s’opère : « Dieu ouvrait tous les orifices nécessaires pour que les aliments solides et liquides le traversent. C’est pourquoi, à ce stade de son développement, nous appelons Dieu le tube. [6] »

Vient le temps du cri : « C’était un jour ordinaire. Il ne s’était rien passé de spécial. Les parents exerçaient leur métier de parents, les enfants exécutaient leur mission d’enfants, le tube se concentrait sur sa vocation cylindrique. »[7] Elle raconte lors d’un entretien : « Il paraît que je hurlais de rage, que mes yeux jetaient des éclairs […] Vivante enfin ! On n’a jamais su ce qui était à l’origine de ce réveil furieux. [8] » Ce cri, le père l’interprète et interpelle sa propre mère. Il en fait un appel : « La Plante s’est réveillée ! Prends un avion et viens ! [9] »

S’ensuit une rencontre, celle avec un autre, un autre parcellaire : d’abord « une main apparaît dans [mon] champ de vision [puis,] au bout de la main, il y a avait un corps surmonté d’un visage bienveillant [et enfin] je fus dans des bras inconnus[10] ». Cette rencontre avec l’autre se fait par l’entremise d’un « bâton blanchâtre », du chocolat blanc de Belgique que la grand-mère lui propose de goûter. Soudain, en cet orifice qu’est la bouche, se condense la jouissance Autre. La pulsion orale (qui sera reprise dans bien d’autres romans) est localisée. Avec le plaisir se construit un bord, avec ce bâton blanchâtre le contact s’établit. Ce qu’Amélie Nothomb confie : « Le chocolat m’a permis de me rallier à cette humanité ordinaire avec le sourire. [11] » Ainsi, elle écrit : « Ce fut alors que je naquis à l’âge de deux ans et demi en février 1970 […], sous les yeux de ma grand-mère paternelle, par la grâce du chocolat. [12] »

[1]. Nothomb A., Métaphysique des tubes, Paris, 2000, Albin Michel.

[2]. Nothomb A., « Je suis le fruit d’une enfance heureuse et d’une adolescence saccagée », entretien avec Cojean A., Le Monde, édition du 27 août 2017.

[3]. David M., Amélie Nothomb, le symptôme graphomane, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 49.

[4]. Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 206.

[5]. Nothomb A., Métaphysique des tubes, Paris, Albin Michel, 2000, p. 8.

[6]. Ibid., p. 9.

[7]. Ibid., p. 25.

[8]. « La colère c’est comme le choléra », entretien paru dans Le Figaro, édition du 6 aout 1999, cité par M. David dans Amélie Nothomb, le symptôme graphomane, op. cit., p. 49.

[9]. Nothomb A., Métaphysique des tubes, op.cit., p. 28.

[10]. Ibid, p. 36-38

[11]. Nothomb A., « Écrire, écrire, pourquoi ? », entretien avec Savigneau J., Bibliothèque publique d’information, 2010.

[12]. Nothomb A., Métaphysique des tubes, op.cit., p. 36.