Le lien social en dix leçons

Par François Bony.

Le lien social en 10 leçons : c’est ce que nous proposent Temple Grandin et Sean Barron dans leur ouvrage : Autisme : décoder les mystères de la vie en société[1].

Le traumatisme fondamental est pour tout humain celui de la langue, de l’impact de la langue sur le corps. Si l’on s’appuie sur le second temps de l’enseignement de Jacques Lacan, on peut dire que dans la névrose, l’impact de la langue sur le corps se traduit à travers les processus d’aliénation et de séparation par une castration symbolique : le sujet se sépare d’une part de lui-même que Lacan nomme l’objet a. Le langage est alors l’habitat du sujet. La réalité du sujet sera alors structurée comme un mixte d’imaginaire et de symbolique, ce que Lacan appelle aussi les semblants, qui viendront recouvrir le réel. Cela donne le sentiment d’un monde commun partageable.

Tandis que Temple Grandin, elle, n’a pas l’usage des semblants. Ainsi veut-elle réduire le langage à un code sans équivoque. Elle énonce : « les gens normaux restent insensibles à l’inattendu… ils ne voient que ce qu’ils s’attendent à voir »[2]. En effet, ceux-ci ont tissé une couverture de semblants qui les protège du réel, contrairement à elle qui « sans le secours d’un discours établi » est toujours sur le qui-vive face au réel contingent.

Les semblants, c’est ce dont ne disposent pas les « atypiques » aussi, pour aider leurs « semblables » à s’intégrer dans le monde des normo typiques, à acquérir ce qu’ils appellent – à la suite des cognitivistes – des habiletés sociales. Temple et Sean ont écrit à deux mains un ouvrage où les modes de vies, les mœurs des normo typiques pourraient être « décodés ». Décodés pour être réencodés, à partir d’un travail sur la lettre et appris car non utilisables de façon spontanée. Le problème, c’est que chacun doit effectuer son propre décodage/réencodage sans le secours de l’expérience de Temple et Sean.

Les têtes de chapitres valent en elles-mêmes leur pesant d’or, tellement elles témoignent de ce défaut de la mise en fonction des semblants, de l’impossibilité d’avoir accès à une « vérité menteuse ». La règle 4 : « l’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents » en est l’exemple parfait. L’idée de « semblant » est également présente dans la règle 9 : « Il nous est difficile de nous intégrer, mais le tout est de faire illusion ». Pour cela, il ne faut pas hésiter à user de petites formules toutes faites pour engager la conversation : « Comment ça va ? » « J’aime beaucoup ce que tu portes. » « Salut, tu as l’air en pleine forme. » Cependant, il faut faire attention à l’honnêteté lorsque l’on vous demande « comment ça va » Ne pas trop entrer dans le détail, surtout si vous êtes malade, il faut alors privilégier la « diplomatie ». Il faut aussi se laver une fois par jour et faire attention à bien se vêtir, car « la première impression est souvent importante ». Voilà des recommandations de nos deux anthropologues chez les normotypiques pour ceux qui ne sont pas des adorateurs de leur image. La règle 1 vient remettre les autres en question : « Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation de la situation et des personnes. »

La règle 10, elle, est éthique, elle s’énonce ainsi : « Chacun est responsable de ses actes. » Par exemple : « Accuser votre entourage de ne pas comprendre votre condition autistique […] voilà l’excuse parfaite pour ne pas avoir à fournir les efforts qui s’imposent. »[3] Cette responsabilité est à mon sens, devant tant de volonté, d’effort accompli, encore plus importante du côté du normotypique, psychanalyste ou non, pour être au bon moment « de l’autre côté du pont »[4], quand le sujet décide de le traverser.

Psychanalystes, un petit effort pour accompagner nos frères, un peu plus « atypiques » que nous, dans le décodage des délires normotypiques[5] ! Mais avant, n’y a-t-il pas à travers leurs créations à « décoder » ce qu’ils tentent de nous dire hors interlocution ?

[1]. Grandin T. et Barron S., Autisme : décoder les mystères de la vie en société, Louvain, De Boeck superieur, 2019.

[2]. Grandin T., L’interprète des animaux, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 64.

[3]. Grandin T. et Barron S., Autisme : décoder les mystères de la vie en société, op. cit.. », p. 359.

[4]. Voir ici le poème de Jim Sinclair : « J’ai construit un pont »

J’ai construit un pont
de nulle part, à travers le néant
et me demandais s’il y aurait quelque chose de l’autre côté.
J’ai construit un pont
de brouillard, à travers les ténèbres
et espérais qu’il y aurait la lumière de l’autre côté.
J’ai construit un pont
par désespoir, à travers l’oubli
et je savais qu’il y aurait de l’espoir de l’autre côté.
J’ai construit un pont
hors de l’impuissance, à travers le chaos
et espérais qu’il y aurait la force de l’autre côté.
J’ai construit un pont
pour sortir de l’enfer, à travers la terreur
et ce fut un bon pont, un pont solide, un beau pont.
C’était un pont, je l’ai moi-même construit,
avec seulement mes mains comme outil, mon obstination pour les appuis,
ma foi pour les travées, et mon sang pour les rivets.
J’ai construit un pont, et l’ai traversé,
Mais il n’y avait personne pour me rencontrer de l’autre côté.

[5]. Brousse M.-H., « Tout le monde délire sauf les autistes », intervention au colloque de l’ACF-ECA publiée dans Rivages, bulletin de l’ACF-ECA n° 25, Avec, Les Autistes, p. 92.