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Par Jean-François Cottes.

Texte prononcé lors de la matinée du CERA tenue le 19 juin 2021.

La supercherie des TND

Nous avions déjà signalé au cours de l’action victorieuse contre le projet de résolution Fasquelle, en décembre 2016, que certains discours tendaient à étendre l’approche des RBP de l’HAS à d’autres sujets que ceux qui relèvent du « Trouble du Spectre de l’Autisme » en y incluant les « dys » Trouble des apprentissages, les TDAH et les « troubles du comportement ». Et puis le dévoilement de la stratégie nationale autisme au sien des TND et les suites ont confirmé ce mouvement. Aujourd’hui le retournement s’est opéré : l’autisme est considéré comme un trouble neuro-développemental comme un autre. Alors il faut l’affirmer fort et clair : jusqu’à preuve du contraire, le TND, c’est du fake. Il faut appeler un chat un chat et les TND une supercherie.

C’est un vaste fourre-tout hétéroclite qui est simplement défini par l’hypothèse, on pourrait dire la croyance, ou l’espoir pour certains, qu’à la base de tous les symptômes qui relevaient naguère encore de la pédopsychiatrie ou de la psychopathologie, il y aurait un problème de développement de l’encéphale et donc que ces symptômes relèveraient de la pédiatrie. Et l’on ne se gêne pas pour prédire que demain c’est tout le champ de la psychiatrie enfant et adulte qui sera intégré dans ce fourre-tout : schizophrénie, dépression, troubles bipolaires, trouble anxieux généralisé, pour parler comme le DSM : « Tous TND ! », ai-je dit lors du Forum du 27 mai.

Et pourtant, si l’on étudie attentivement la littérature à ce propos on constate que malgré les moyens considérables qui sont mobilisés, nous en sommes toujours au même point : aucun marqueur biologique n’a été trouvé, aucune imagerie spécifique aussi sophistiquée soit-elle, aucun traitement médicamenteux curatif de ces dits troubles et, à la marge, des médicaments qui agissent sur le plan symptomatique.

On nous oppose qu’il y a des images fonctionnelles cérébrales et des dysfonctionnements qui sont corrélés. Mais faut-il ici rappeler des notions basiques d’épistémologie ?  Une corrélation entre deux faits n’établit pas une relation de cause à effet. Ce tour de passe-passe qui consiste à confondre une corrélation avec une relation de causalité éclaire le présupposé inconsistant selon lequel ce serait ce qui se passe dans le cerveau qui conditionnerait la conduite ou déterminerait le dysfonctionnement. Mais où est la cause, où est l’effet ? La relation entre le cerveau et le psychisme est-elle univoque ? Va-t-elle seulement du cerveau vers le psychisme ? Retournons l’argument. Et si c’était le contraire ? Si c’était l’expérience vécue par le sujet qui agissait sur son fonctionnement cérébral et même sur son neuro-développement, c’est-à-dire le développement et la structuration de la matière organique, du substrat. Et n’est-ce pas justement ce que l’inventeur de la catégorie des TND, le britannique Michael Rutter, figure de proue de la pédopsychiatrie outre-Manche, notoirement anti-psychanalyse, a démontré par des études incontestées sur les enfants des orphelinats de Roumanie ? La privation psychosociale que vivaient ces enfants a causé des dommages, pour certains irréversibles, sur leur neuro-développement avec des tableaux de ce que Spitz avait nommé l’hospitalisme et des tableaux autistiques caractérisés. Et a contrario ces études ont démontré que le placement de ces mêmes enfants dans des familles attentionnées avait des effets mesurables sur leur neuro-développement. L’expérience vécue, l’interaction avec environnement, et notamment relationnelle, agit sur le développement du cerveau. Il est remarquable que dans le contexte actuel on soit obligé de rappeler de tels truismes.

Avançons. Malgré l’ajout du signifiant neuro, et malgré les rêves neuro, nous en sommes au même point que pour les symptômes et maladies pédopsychiatriques et psychiatriques. C’est-à-dire à l’état de la médecine à la fin du XIXe siècle quand il n’y avait ni médecine biologique, ni imagerie pour le diagnostic, ni médicaments ou autres moyens dans la dimension thérapeutique. La psychiatrie en est, peu ou prou, là où était la médecine à la fin du XIXe siècle. Pourquoi ? Faute de moyens pour la recherche ? Non, plutôt par mauvais emploi de ces moyens, par méconnaissance délibérée de l’élément pourtant déterminant qu’est le psychisme en tant que tel. L’approche neuro, à distinguer de la discipline médicale de la neurologie qui a toute sa pertinence, vise à shunter le psychisme, à le faire disparaître. Elle se vante de substituer le mental au psychisme. Exit donc l’inconscient. Croit-on que j’exagère ? Si c’est le cas, je ne suis certainement pas le seul puisque en 2019 dans un communiqué explicite de la très modérée et éclectique FFPP, cette organisation de psychologues, on pouvait lire à propos de la mise en place de la quatrième stratégie autisme, que cette organisation relevait la disparition délibérée du préfixe « psy » de tous les documents de synthèse du comité de pilotage sous l’influence du lobby anti-psychanalyse. Dans un éditorial de #StayTuned, tout en signalant ce communiqué, je commentais : « Cette disparition, véritable opération sur la langue, augurerait-elle d’une chasse aux sorcières ? 2018-1984, même combat ? »

Nous ne demandons pas l’arrêt des recherches, nous demandons juste, qu’étant donné l’état actuel de la science, et non pas de l’idéologie scientiste, soit laissée une place à la seule dimension qui fasse ses preuves : la clinique. La clinique, faute de marqueurs biologiques, faute d’imagerie, faute de thérapeutique curative. Oui mais quelle clinique ?

La clinique de la relation

On le sait, la clinique médicale fondamentale, c’est l’entretien et l’auscultation. Transposé en psychiatrie cela se réalise dans le relevé des délires et des phénomènes de langage chez les sujets et aussi dans l’observation des comportements.

C’est ici que la psychanalyse a contribué de façon majeure en isolant la dimension du transfert. La clinique analytique, comme l’a précisé J.-A. Miller, c’est la clinique sous transfert : CST (Ornicar ?, n°29). Elle inclut les deux protagonistes dans un même mouvement, dans une même dynamique, selon l’expression de Freud, même si chacun y occupe une place différente. Elle ne définit pas un observateur et un observé. Et surtout elle est en soi thérapeutique, c’est-à-dire que de ce qui s’y déploie on attend des effets bénéfiques pour le sujet.

C’est une clinique de la relation. Et cette relation s’établit entièrement par la mise en fonction de la parole dans le champ du langage – selon des modalités diverses.

Rappelons-le : c’est une erreur de postuler, comme le font les cognitivistes, que le psychisme – ou plutôt le « cerveau » –  est un appareil dont la visée fondamentale est la cognition. Ce qu’enseigne la psychanalyse, depuis Freud, c’est qu’à toute réalité, le sujet préfère le fantasme, l’hallucination, le délire, et que la visée fondamentale du psychisme c’est la jouissance. Disons-le d’une formule ramassée : le psychisme est centré sur l’Un de jouissance. Cela perturbe considérablement l’entrée en relation avec l’autre et la cognition. C’est l’enseignement majeur de la psychanalyse sur ce point, et l’on se demande pourquoi cette dimension est systématiquement écartée. Alors que cette perspective est fondamentalement heuristique.

Une remarque au passage. Est-ce un hasard si Freud a inventé la psychanalyse précisément au moment où la médecine, aspirant à quitter les arts libéraux et à se scientificiser, a laissé en plan la dimension de la parole qui était pourtant essentielle dans sa pratique tant clinique que thérapeutique ? Cela éclaire la formule de Lacan que la psychanalyse est la dernière fleur de la médecine. La psychanalyse a pris le relais du reste laissé par la conversion de la médecine au discours de la science. Cela a ouvert et ouvre chaque jour davantage le champ de la psychanalyse. À elle de savoir s’y situer. Au sein de la médecine, c’est en psychiatrie, et spécialement en pédopsychiatrie, que la dimension de la parole a survécu le plus longtemps – pour les raisons que nous avons vues plus haut.

Revenons à notre propos : c’est à considérer cette polarisation du psychisme vers la jouissance que l’on s’oriente authentiquement du réel. Et c’est pourquoi nous ne sommes pas près de nous en laisser détourner.

La cause de l’autisme

Si l’approche neuro tend à noyer la question de l’autisme et donc à la faire disparaître dans les TND, a contrario les travaux du CERA nous conduisent à poursuivre dans la voie de nous enseigner de la rencontre avec les sujets autistes et leurs parents. Et d’abord pour pouvoir les accueillir et les accompagner dans la réponse à leur demande. Nous apprenons ; et en particulier nous apprenons à désapprendre ce que nos formations et parfois notre expérience viennent interposer entre la singularité d’un parlêtre et celui auquel il s’adresse. Avec l’autisme, c’est un apprentissage parfois rude et qui peut faire trembler les bases de ce que nous pensons. Dans l’orientation lacanienne de la psychanalyse, l’autisme est une position subjective à considérer en tant que telle. Et les ressources de l’enseignement de Lacan, comme celles qui s’élaborent dans et autour de l’École de la Cause freudienne et des autres Écoles de l’AMP, contribuent à éclairer cette position subjective et à créer les conditions de la rencontre avec un sujet autiste. C’est pourquoi nous avons agi, y compris au plan politique, et continuerons à agir avec détermination, pour que se poursuive l’expérience psychanalytique de l’autisme

Mais il y a une autre dimension que je veux mettre en évidence. Il s’agit du savoir de l’autiste. Notre époque se caractérise, J.-A. Miller l’a établi, comme celle de l’Autre qui n’existe pas, où  chaque-un est renvoyé à sa jouissance, hors lien social a priori. Cela éclaire la formule frappante et énigmatique de Lacan dans La troisième (1974) : « Il n’y a qu’un seul symptôme social, à savoir que chaque individu est réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social. » C’est d’ailleurs dans le tout dernier enseignement de Lacan que se trouvent les ressources propres à éclairer la convergence de la question de l’autisme avec celle du sujet contemporain.

Ne peut-on dire que cette formule est la vérité de notre époque, que chacun est confronté à cette tendance fondamentale ? Cela pourrait expliquer pourquoi l’autisme est devenu plus qu’un diagnostic psychiatrique, mais plutôt un style de vie – pourquoi l’autisme intéresse tant nos contemporains. En tant que sujet qui ne s’inscrit pas a priori dans un lien social existant, l’autiste n’en est pas moins porté, si l’on créée des conditions favorables, à s’inscrire dans le lien social. Pas en se forçant à adopter les « codes » comme on nous le serine, ou par l’acquisition « d’habiletés sociales » à coup de programmes cognitivo-comportementaux, mais bien par l’activation du désir dans la rencontre avec un autre désir.

Le savoir de l’autiste, qui n’est pas savoir déjà-là, mais work in progress, à favoriser, auquel il ne faut pas faire obstacle, qu’il convient à l’occasion de susciter, sans activisme et sans passivité, ce savoir se construit à coup de bricolages, d’inventions et de trouvailles – pas-sans une relation. Il indique une voie qui concerne tout un chacun quand les liens sociaux traditionnels se dissolvent. Qu’apprenons-nous avec les sujets autistes ? Eh bien, peut-être, comment faire de l’Autre à partir de l’Un, comment réintroduire du lien social à partir de l’Un. C’est une perspective réjouissante et qui s’annonce productive.