La justice face au droit hégémonique

Par Fabienne Loiseau.

Texte prononcé lors de la matinée du CERA tenue le 19 juin 2021.

Depuis que l’autisme est devenu cause nationale, alors que les médias ont révélé la souffrance et le délaissement des enfants et des familles, les ministères ont compris qu’il leur fallait réagir à tout prix et vite, trouvant dans les méthodes comportementalistes la praticité d’études chiffrées, affublées à tort de scientifiques. L’objectif est donc de tout mettre en œuvre pour imposer ces méthodes au grand public.

La Haute autorité, bras armé des ministères

Il est difficile de légiférer dans notre république sur des obligations dans l’exercice même d’une profession, car les principes fondamentaux démocratiques ne se prêtent pas à une législation du contrôle. Les gouvernements successifs ont donc inventé d’autres outils, plus souples, qui échappent à la censure du Conseil constitutionnel, garant de l’État de droit et des libertés fondamentales, et du Conseil d’État, tels que les « hautes autorités », établissements publics experts de tel ou tel domaine, au plus près du pouvoir gouvernemental, et dont les décisions constituent ce que l’on appelle le droit souple, c’est-à-dire qui n’est pas créateur de droits ou d’obligations juridiques.

La Haute autorité de santé (HAS) fut créée en 2004 et disposait en 2019 d’un budget de 56, 53 millions d’euros. Sur son site internet, ses missions sont définies de la manière suivante : « Faire de l’innovation un moteur de l’action de la HAS et en favoriser l’accès sécurisé ; faire de l’engagement des usagers une priorité ; promouvoir des parcours de santé et de vie efficients ; mieux intégrer la pertinence et les résultats pour l’usager dans les dispositifs d’évaluation de l’offre de soins et de l’accompagnement ; renforcer l’efficience de la HAS ; renforcer l’influence et la présence de la HAS à l’international.»

Si l’on peut constater en premier lieu que deux de ses missions consistent à se renforcer elle-même, il apparait également le mot efficience à plusieurs reprises. Dans le Robert, la définition d’efficience est : « anglicisme – efficacité, capacité de rendement. » Voilà qui est très clair en termes d’objectifs.

Il est évident que la clinique de la parole qui ne peut qu’être singulière, ne trouve pas sa place dans ce dispositif d’efficacité et de capacité de rendement. C’est bien d’ailleurs ce qui est annoncé dans les recommandations de la HAS de 2012 sur l’autisme : « L’absence de données sur leur efficacité et la divergence des avis exprimés ne permettent pas de conclure à la pertinence des interventions fondées sur : les approches psychanalytiques ; la psychothérapie institutionnelle. »

La clinique de la parole est un espace de liberté qui échappe à toute mesure statistique. Je reprendrais ici l’un des sujets du bac de philosophie de cette année : « L’inconscient échappe-t-il à toute forme de connaissance ? » Il est certain que l’inconscient échappe, et certainement à toute forme de comptage. Faut-il pour autant laisser les seules méthodes statistiquement viables exister auprès de la HAS ou essayer de transmettre ce qui se joue dans le transfert et ses vertus civilisationnelles, par des publications et des témoignages ?

C’est ce qu’a mis en exergue l’association des psychologues freudiens dans son recours contentieux contre le nouvel arrêté du 10 mars 2021, en tentant de démontrer que des publications existent sur les effets bénéfiques de la psychanalyse auprès des personnes autistes. C’est ce qu’a tenté aussi récemment l’AEVE avec sa méthode dites des 3i, en saisissant le Conseil d’État du refus de la HAS d’inscrire cette méthode dans les recommandations datant de 2012.

Le Conseil d’État, dans un arrêt de décembre 2020, n’a pas répondu favorablement au recours mais a sommé la HAS de mettre à jour ses recommandations qui commencent à dater. Ce qui est intéressant, c’est que la justice s’est déclarée compétente pour examiner la légalité des recommandations elles-mêmes. Le droit souple n’est donc plus à l’abri de la censure du juge. Dans cette jurisprudence toute récente du Conseil d’État, le juge administratif définit justement la portée des recommandations HAS : « Les recommandations de bonnes pratiques élaborées par la Haute autorité de santé ont pour objet de guider les professionnels de santé dans la définition et la mise en œuvre des stratégies de soins à visée préventive, diagnostique ou thérapeutique les plus appropriées, sur la base des connaissances médicales avérées à la date de leur édiction […] Elles ne dispensent pas le professionnel de santé d’entretenir et perfectionner ses connaissances par d’autres moyens et de rechercher, pour chaque patient, la prise en charge qui lui paraît la plus appropriée, en fonction de ses propres constatations et des préférences du patient. » (Conseil d’État, 23 décembre 2020, n° 428284)

Il apparait donc que les professionnels de santé ainsi que les professionnels intervenant dans l’accompagnement des enfants autistes, dont les psychologues, peuvent s’extraire des recommandations HAS s’ils démontrent que la prise en charge est la plus appropriée au patient et que ce dernier souhaite une approche différente. 

C’est en substance exactement ce qui a été affirmé par la Cour de cassation dans un arrêt du 8 novembre 2018 s’agissant de méthodes utilisées pour l’accompagnement d’un enfant autiste ne faisant pas partie des recommandations HAS et dont la MDPH refusait la prise en charge des prestations aux parents, mais que le juge judicaire a sanctionné, considérant que l’intérêt de l’enfant était préservé (Cour de cassation, 8 novembre 2018, n° 17-19556).

Mise au pas des psychologues et exclusion de la parole

C’est dans ce contexte que, depuis fin 2018, les pouvoirs publics ont pris plusieurs mesures afin d’accélérer et de faciliter le diagnostic et la prise en charge des enfants atteints d’autisme et autres « troubles du neuro-développement ». Ces mesures, qui pourraient être accueillies comme une avancée pour les parents et enfants concernés, apparaissent clairement comme étant l’occasion de contrôler les professionnels qui seront désignés et de restreindre drastiquement le choix et la diversité des accompagnements pour les familles.

Le décret n° 2018-1297 du 28 décembre 2018a modifié le code de la santé publique, permettant la prise en charge par l’assurance maladie d’un parcours de bilan et intervention précoce pour les enfants atteints de troubles du neuro-développement, y compris les séances chez un psychologue,en créant des plateformes de coordination et d’orientation.

Tout le travail du psychologue est balisé de manière très précise et contrôlé du début à la fin de la prise en charge, avec un contrat-type, des outils d’évaluation, une structure rédactionnelle du compte-rendu d’évaluation et des tests complémentaires, le tout dans le strict respect des recommandations de la HAS.

L’arrêté du 10 mars 2021 est le dernier texte qui complète l’arsenal réglementaire de cette plateforme d’orientation et de coordination. Ildéfinit l’expertise spécifique des psychologues pour la réalisation des interventions précoces auprès des enfants après le premier diagnostic : « Les interventions et programmes des psychologues respectent les recommandations de bonnes pratiques professionnelles établies par la haute autorité de santé (HAS) propres à chaque trouble du neuro-développement. […] Elles s’appuient sur des thérapies cognitivo-comportementales, de la remédiation neuropsychologique et cognitive et de la psychoéducation. »

À la lecture de l’arrêté, il est clairement signifié que le psychologue a le choix de ses outils uniquement parmi ceux qui sont communiqués, à savoir, entre autres, ABA, DENVER, PRT, PACT, TED, TEACCH, TCC, etc. Si des psychologues désireux de participer à cette intervention précoce n’ont pas les compétences requises, qu’à cela ne tienne, ils pourront bénéficier d’une formation spécifique proposée par la plateforme et contractualisée dans le contrat-type. En somme, il est proposé pour le diagnostic et l’intervention précoce auprès des enfants autistes, un monde clos, qui s’auto-alimente et s’auto-forme, à l’intérieur duquel sont exclues toutes approches cliniques de la parole. 

De fait, en proposant aux parents une prise en charge par l’assurance maladie de toutes leurs prestations par la plateforme de coordination et d’orientation, le ministère va pouvoir contrôler et imposer ses méthodes aux professionnels choisis par les ARS, et aux parents.

Arriver à ce degré de contrôle et de formatage interroge sur la nature démocratique de cette réglementation. Elle s’inscrit en tout cas parfaitement dans le constat alarmant de la fragilisation de l’État de droit, où des actes réglementaires sont pris au mépris de la loi et des libertés et droits fondamentaux consacrés par notre Constitution, la justice apparaissant alors comme le dernier rempart à cette forme d’autoritarisme, empreint de lobbysme. 

Ces textes récents posent en effet de sérieux problèmes de légalité. Le premier problème de légalité porte sur la nature juridique des obligations inscrites dans cette réglementation. Un arrêté est à visée impérative et créateur de droits. Mais tel n’est pas le cas de simples recommandations sans portée juridique obligatoire, type recommandations de la HAS. Imposer le respect de simples recommandations apparait dès lors irrégulier.

Le deuxième problème de légalité concerne le respect de la loi par ces actes réglementaires. Or, la loi, selon les articles L.246-1 et L.146-9 du Code de l’action sociale et des familles (CASF), implique une prise en charge pluridisciplinaire qui tient compte des besoins et difficultés spécifiques de la personne atteinte du handicap résultant du syndrome autistique, et des souhaits exprimés par la personne handicapée ou son représentant légal. Conditionner un remboursement des soins à des méthodes imposées par l’autorité publique est donc contraire à la loi.

Le troisième point d’illégalité pourrait être recherché dans le code de déontologie des psychologues, qui n’a certes pas de valeur réglementaire ni de portée juridique directe, mais qui est cité régulièrement par les juges pour motiver des décisions où la responsabilité du professionnel est mise en cause. Le Principe 3 du code de déontologie des psychologuesprécise :« Outre ses responsabilités civiles et pénales, le psychologue a une responsabilité professionnelle. Dans le cadre de sa compétence professionnelle, le psychologue décide et répond personnellement du choix et de l’application des méthodes et techniques qu’il conçoit et met en œuvre et des avis qu’il formule. » Nul doute que la nouvelle réglementation concernant le diagnostic et le suivi précoce des enfants autistes est contraire à ce principe d’autonomie du choix des méthodes par les psychologues.

La légalité des arrêtés pourrait enfin être interrogée sur le principe d’égalité : rupture d’égalité de traitement des psychologues et des familles, entre ceux qui seront pris en charge par l’assurance maladie, et ceux qui ne les seront pas.

Il apparaissait donc légitime de saisir la justice. C’est ce qui a été fait par plusieurs associations de psychologues, et c’est heureux.

La justice, rempart contre l’hégémonie ?

En conclusion, il est clair que la volonté gouvernementale de juridicisation de la profession de psychologue et d’exclusion de toute clinique de la parole, se fait au mépris de la loi et des principes fondamentaux constitutionnels.

Face à la volonté hégémonique et lobbyste de tel ou tel ministère, il ne faut pas hésiter à saisir la justice, tout en mobilisant les personnes qui soulignent la dangerosité d’une telle réglementation. Du côté des familles, il est plus compliqué de faire appel à la justice. Mais il ne faut pas hésiter non plus à défendre l’accompagnement qui est le mieux adapté, avec l’appui du professionnel, même si celui-ci n’est pas adoubé par la HAS ou la MDPH, en mettant en avant et utilisant la jurisprudence qui prône l’intérêt de l’enfant, et non le choix d’une méthode.