Inventer sa langue

À propos de Une âme prisonnière, de Birger Sellin.

Par Patrick Roux.

Sous le titre accrocheur Une âme prisonnière[1], le journaliste allemand Michael Klonosvski, a fait paraître en 1992 un scoop[2] à propos d’un adolescent autiste de 18 ans. Grâce à l’écriture assistée Birger Sellin fait une « sortie d’autisme » spectaculaire. Le journaliste s’est ensuite pris au jeu et a soutenu la publication des textes en question. L’essentiel du livre est la transcription d’extraits du journal de Birger Sellin – qui vont de l’onomatopée au poème – sur une période s’étendant du 27 août 1990 au 27 décembre 1992.

une-ame-prisonniereC’est en 1990 que ses parents découvrent la méthode dite de « communication assistée », inventée par une pédagogue australienne, Rose-Mary Crossley[3]. Sa thèse est celle de la psychologie de la communication. L’intelligence est intacte chez l’enfant autiste mais le « blocage social » l’empêcherait de s’exprimer. Le langage est appréhendé comme un outil. Il suffirait donc d’apporter un soutien minimum pour rétablir la communication : on s’assoie à côté de l’enfant devant un ordinateur « en lui tenant l’avant bras ». Nous sommes loin du langage comme « maison de l’être »[4] sur laquelle Lacan appuie sa théorie du sujet. Néanmoins, les parents se rendent compte à cette occasion que leur fils « savait écrire depuis l’âge de cinq ans » et témoigne d’une mémoire étonnante : « Depuis ma méritoire cinquième année j’ai lu un grand nombre de livres excessivement impressionnants et je garde en moi tous ces contenus importants comme des trésors précieux ». L’hypothèse de l’intelligence de Birger se fonde sur une observation des parents. Comme bien souvent dans l’autisme, cet enfant connaît exactement le nombre de ses menus objets – même s’ils sont infiniment petits. Si une bille manque dans sa collection – fût-ce parmi des centaines – il s’en aperçoit. C’est dans ces circonstances que Birger Sellin prononcera sa première phrase, restée comme un hapax. Alors que son père lui avait retiré une bille, il réclame : « Rends moi ma boule ». Moment d’une grande valeur clinique.

À l’adolescence, l’état de Birger se dégrade : hurlements, violences, automutilations, crises de rage publiques, grossièreté, fugues etc. Lui demander de parler de ce qui se passe pour lui ne fait qu’aggraver la « crise ». Loin de produire un apaisement, le sens présente une dimension persécutrice. L’écriture deviendra, pour cet adolescent une solution – et c’est là l’intérêt du livre – un moyen pour se rebrancher sur l’Autre. Il écrit pratiquement chaque jour. « J’aime le langage avant tout il est le médiateur entre les êtres un langage nous donne dignité et individualité sans langage je ne suis rien ».

Il peut tout à fait répondre aux questions par écrit, ce qu’il ne fait jamais oralement. Lorsqu’on lui demande pourquoi il ne parle pas, il répond par le biais de l’ordinateur : « Parce que parler est trop précieux que je ne mérite pas de pouvoir parler […] je ne dirais que des bêtises ». Ou encore : « Je ne vois aucune issue de cette caisse à personne même cet acte important d’écrire n’est pas suffisant une issue détruit ma sécurité habituelle ». On voit bien que la fonction principale de l’écriture n’est pas ici de communiquer.

Cela ne change en rien à sa manière de penser en tant « qu’homme singe non dressé, âne stéréotypé […] menant une vie de rigole sans connaissance du but ». La signification commune fait défaut et pourtant cela n’empêche pas que se produise un sujet. Birger aime créer des néologismes : « Tonukohass signifie ne t’énerve pas je l’ai inventé cette langue a également une grammaire personnelle riokeea signifie les cheveux de la natte »[5].

Bref, Birger parvient à loger sa singularité, sinon dans un discours, au moins dans un dispositif qui fait lien social. Il prend la parole au nom des autistes, reçoit beaucoup de courrier, les médias s’intéressent à lui, on lui propose des interviews, des films… Sans atteindre la popularité d’une Temple Grandin, il réussit peu à peu à se faire un nom. Globalement – lorsqu’on ne le pousse pas trop à s’expliquer – l’ordinateur a un effet pacificateur. S’il n’est pas en mesure de donner une valeur subjective à une bonne partie de ce qui lui arrive, cette activité procure assurément à Birger un autre mode de satisfaction qui l’autorise à nouveau à être en lien avec les autres.

Birger n’est assurément pas un défenseur des sciences cognitives : « C’est une connerie de transformer les problèmes importants en simples problèmes de raisonnement tel que Gisela le fait elle travaille exclusivement sur la base de cette théorie selon laquelle l’angoisse est une faute de raisonnement mais l’angoisse est quelque chose qu’on ne peut pas saisir si facilement […] ». « Cette angoisse rusée s’érige comme une bête sournoise contre tout le corps je hurle car un pauvre soit disant Birger ne connaît pas d’autre moyen pour arracher l’angoisse de son âme. »

Dans la conjoncture actuelle du débat sur l’autisme où plusieurs conceptions se distinguent, et parfois s’opposent, emportant des enjeux cliniques et politiques, le témoignage de Birger prend une valeur paradigmatique. Nous trouvons dans son écrit matière à réflexion et
– puisque lui-même se donne cette mission – matière à enseignement. Faut-il rectifier les comportements, les bizarreries ou s’appuyer sur les objets et solutions élus par le sujet pour lui permettre d’aller peu à peu vers un monde plus complexe ? L’insertion de Birger dans le lien social ne suit pas la grand-route mais prend son départ d’un lien particulier à l’ordinateur qui le conduit au delà, vers l’universel. Birger s’élève contre un enfermement qui est aussi celui d’une normalisation.

P. R.

[1] BIRGER Sellin, Une âme prisonnière, Paris, Laffont, 1995. Titre original : Je ne veux plus être enfermé en moi, missive venant d’une prison autistique. La dimension d’adresse est gommée par la traduction.

[2] Une âme prisonnière, paru dans Zeit-Magazin le 31 juillet 1992.

[3] CROSSLEY Rose-Mary, Communication assistée, Deal Communication Center, Melbourne, 1986.

[4] « Ceux qui pensent et ceux qui créent avec des mots sont les gardiens de cette maison. », HEIDEGGER Martin, Lettre sur l’humanisme, 1947.

[5] BIRGER Sellin, op. cit. p. 87.