Le prix obèse de la performance
Par Luc Garcia.
Fermez bien fort les yeux puis songez à un monde où il n’existe plus de séparation hiérarchique entre les travailleurs. Un monde sans gaspillage et toujours performant, un monde où la performance sera mesurée pour attester votre (in)efficacité et/ou celle de vos voisins. Un monde, encore, où les écarts mesurés face aux objectifs fixés feront l’objet d’indicateurs de performances pour la mise en place de plans correctifs. Donc, songez à un monde sans perte ni manque. Ce monde-là, certains l’ont déjà rêvé pour vous et l’ont mis en pratique avec le lean management. Lean, comme on dit maigre si l’on traduit directement. Chic alors.
Est-ce cette supposée complétude, source d’efficience lorsqu’il s’agit de produire une automobile modèle banal et grand public, qui a poussé l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris à rémunérer pour des sommes stratosphériques des consultants venus mettre en place dans la célèbre officine médicale le lean management ? Probablement, mais le mystère reste épais. Le Canard Enchainé, (n° 5017 du 21 décembre 2016), sous la plume d’Isabelle Barré, raconte comment et à quel prix ont été payés des spécialistes dudit management, pour, par exemple, augmenter « le taux de rotation des patients ». S’ils font payer chèrement leurs conseils, ils n’ont manifestement pas l’oreille trop sensible pour entendre ce qu’ils disent et ce qu’ils doivent faire. Disons plus exactement, ce qu’ils doivent faire faire, ce qui ouvre un océan de nuances.
Nous entrons alors dans ce monde plein de sensualité qui lie le chéquier aux pratiques professionnelles. Il s’agit du lien entre les deux qui importe. La question de la dépense est accessoire. Chaque mesure d’économie produit une hausse des dépenses pour compenser l’éradication du plancher en dessous duquel le gestionnaire veut faire descendre les coûts, pour, par exemple, payer nos super-experts qui relèvent toujours d’une ligne budgétaire différente de celle dont ils s’occupent (ici, nous aurions tendance à oublier qu’il s’agit de nos cotisations pour le soin médical). Or, n’importe quel observateur un peu censé ou pragmatique verrait qu’il existe nécessairement un plancher budgétaire sous lequel il est impossible de descendre, même si c’est désolant. N’importe lequel, mais pas celui qui veut éradiquer la pratique professionnelle comme telle.
Une pratique professionnelle est à la jonction de plusieurs pratiques, dont une nous intéresse particulièrement : la parole. Avec le lean management, l’intérêt tient en ceci : ce n’est plus la parole qui importe mais son mariage avec la performance. Une parole orientée sur la performance fragmente ces petites choses qui sont absolument nécessaires au travail et qui servent à ce que dans l’écologie organisationnelle, subsistent des niches où l’on peut échanger [1]. Le gestionnaire n’aime pas les niches, car il suspecte qu’il y a un travailleur qui y dort. Cette suspicion l’arrange bien car l’opinion la partage souvent au titre du coup de menton au café du commerce. Mais c’est ce gestionnaire qui a conduit à ce que d’une structure qui payait dix professionnels, il en existe désormais dix qui financent cent professionnels qui seront sous-payés. Le but n’est évidemment pas l’économie budgétaire, et gageons qu’il n’en existe pas qu’un, de but ; mais cela est une autre affaire. Reste que chacun devient un boutiquier qui souffre et rame en fond de cale et devra mettre la poussière sous le tapis [2].
Avec le lean Management, on vous donne la parole ? C’est au prix de vous boucher les oreilles. Voilà pourquoi cette actualité est si brûlante à l’instant. La bête évaluatrice s’affichait moins depuis l’action du Forum des psys et les travaux engagés par Jacques-Alain Miller qui en avait extrait ses conjugaisons dogmatiques [3]. Toutefois, le ratissage qu’elle propose nous importe, et d’abord parce que ceux qui ne pourront rien en dire, à savoir les patients, sont mis en position d’objets.
L.G.
[1] L’exemple de Volkswagen est instructif, puisque les inventions informatiques pour passer outre les normes environnementales semblent bien issues d’une mise sous pression du personnel : Le Monde économie du 7 janvier 2015, « Chez Volkswagen, ça marche comme en Corée du Nord », Cécile Boutelet (correspondante à Berlin), à retrouver HYPERLINK ici
[2] Plusieurs services publics ont connu une casse en règle de leurs pratiques avec l’arrivée de la culture du résultat et de la performance ; dernièrement la police et les douanes se plaignent des effets ravageants qui amenuisent leurs capacités d’action et les obligeraient à inventer des affaires pour garantir leurs financements et les emplois.
[3] Jean-Claude Milner et Jacques-Alain Miller, Voulez-vous être évalué ? , Grasset, 2006 ; Agnès Aflalo, L’assassinat manqué de la psychanalyse , Ed. Cécile Defaut, 2009, Charles-Yves Zarka, Cités, n°37.