Par Annie Smadja.
Retour sur « la parenthèse enchantée » de la pédopsychiatrie et la « tentative Deligny ».
Ce gamin, là, film de Renaud Victor (1975), fut judicieusement programmé par Corsica.Doc, association organisatrice du festival du documentaire d’Ajaccio le 21 janvier 2017, juste avant le dernier film de Julie Bertucelli, Dernières Nouvelles du Cosmos, à propos de la poète autiste Babouillec (lire aussi ici). La séance, « Le mystère de l’autisme », laissait les spectateurs tout à leur perplexité, dans l’écart creusé entre ces deux productions, ces deux époques.
Ce fut l’occasion d’une découverte… Un objet artistique sans sophistication, comme la vie quotidienne qui y est filmée : poésie nostalgique des images argentiques noir et blanc imparfaites, jeux de lumière, ballet des corps sans cesse en mouvement. Un objet qui raconte, à la manière d’un film de famille, les premiers pas fondateurs de ce qu’on pourrait oser appeler la « parenthèse enchantée de la pédopsychiatrie »[1] qui s’est refermée. L’autisme est sorti de son champ. D’autres troubles le seront bientôt… jusqu’à sa disparition ? (Voir des extraits du film à la fin de cet article. NDLR.)
Ce film est un montage d’archives de « la tentative Deligny », dans les Cévennes, juste avant les années 70. Elle ne se voulait ni éducative, ni thérapeutique, mais simplement l’expérience d’un vivre ensemble, comme on dirait maintenant. Un groupe d’adultes fait un « retour à la terre » avec des enfants autistes déclarés « intraitables ».
On y voit les images de premières expériences de ce qu’on nommera plus tard « les lieux de vie ». On y devine les prémisses d’une pratique en psychiatrie de l’enfant qui sera substantée des apports de la psychanalyse. Enseignée dès les années 80 dans les cursus universitaires, combattue violemment aujourd’hui par certains, elles ne résistent encore que dans quelques rares lieux.
En voix off, le commentaire de Deligny, avec son maniement remarquable de la langue, son ton monocorde, un tantinet solennel. On ne peut s’empêcher d’entendre dans sa présentation des enfants « in-vivables, in-supportables, in-traitables, in-curables, in-éducables », l’homophonie du « in » et du « un », de ces uns tout seuls et de « ce gamin-là », en particulier. Le spectateur est-il transporté « au lieu le plus unaire de la détermination du sujet, en ce lieu que tout sujet en proie au langage a déserté pour être »[2] ?
Ce documentaire, en dehors de ses qualités poétiques et historiques, se révèle un précieux témoignage sur certains points cliniques, éclairés par les avancées théoriques ultérieures des praticiens qui s’orientent de la psychanalyse. En effet, il est très précis sur un mode de présence auprès des enfants, sans forçage, et sur le parti-pris de situer le savoir de leur côté, de s’en laisser enseigner. En cela réside une différence radicale avec les approches comportementalistes.
Les « expérimentateurs » de Monoblet ont fait un pari : « Et si au lieu de leur apprendre à parler, nous apprenions à nous taire ? » Ils n’utilisent ni la voix humaine ni le regard. Il n’y a jamais d’adresse directe. Ils sont là présents, sans prégnance, à côté, ne s’occupent pas précisément des enfants, tout affairés qu’ils sont aux tâches multiples et répétitives de cette vie rustique… La seule présence des corps : « Un coutumier suffisamment réel pour surprendre »[3] disait F. Deligny.
Le soir, cependant, après l’activité intense de la journée, ces adultes « émus, intrigués […] de chair, d’os […] et de langage » dessinent, réfléchissent. Si leurs hypothèses et leurs visées peuvent être discutées, en tout cas, ils parlent. Ils parlent des enfants. Ceux-ci sont pris dans le bain de langage de personnes désirantes qui réécrivent leur parcours, leur histoire. Ils ordonnancent le temps et l’espace. Ils inventent au jour le jour, en suivant le chemin des solutions que le garçon a lui-même tentées… Ils réussissent à se proposer comme partenaires, « Nebenmensh » pourrait-on dire selon le mot de Freud ?
On trouve là de nombreux axes du travail, différent de celui de la cure-type, que des psychanalystes mènent auprès d’enfants autistes. Ces enfants, que tous croyaient inaccessibles et incapables, se laissent prendre par la main. Ils pétrissent le pain, ramènent l’eau de la source, suivent les chèvres, aident à scier du bois… Ils régulent, ils canalisent les débordements. L’effet thérapeutique est de surcroît comme, selon Jacques Lacan, la guérison dans la cure analytique. On constate un apaisement évident, que le spectateur partage. On est profondément troublé par les regards-caméra de « ce gamin-là ».
Qu’est qui a opéré ? L’enfant autiste a-t-il trouvé son « double »[4]? Et après ? Consentira-t-il à la perte indispensable à l’entrée au champ de l’Autre ? Et après ? « Il y a certainement quelque chose à lui dire »[5] à cet enfant autiste. On aimerait connaître la suite…
A. S.
[1] Selon la formule de Françoise Giroud, largement reprise, pour nommer une très courte période, située entre l’apparition de la pilule contraceptive et celle du virus du SIDA, période marquée par une certaine liberté, sexuelle en particulier.
[2] Maleval J.-C. (dir.), L’autiste, son double et ses objets, PUR, 2009, p. 101.
[3] Deligny Fernand, propos recueillis par Serge Le Péron et Renaud Victor, in Les Cahiers du cinéma, n°428, Février 1990.
[4] Maleval J.-C. (dir.), L’autiste, son double et ses objets, PUR, 2009.
[5] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), in Le bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985, p. 17.