Apprivoiser les langues

Par Alexandre Gouthière.

Daniel Tammet, « Chaque mot est un oiseau à qui on apprend à chanter »[1].

Le titre choisi par Daniel Tammet pour son ouvrage paru en octobre 2017 sonne telle une formule poétique qui scande le trajet parcouru par un sujet confronté très tôt à la difficulté de partager une langue avec ses semblables.

Fidèle à son style authentique, l’auteur nous y livre une fois encore un témoignage plein de sensibilité et de profondeur sur la singularité de sa rencontre avec la langue. Son aperçu en la matière est tout à fait saisissant et donne à son expérience, pourtant si particulière, une portée universelle.

Pour Daniel Tammet, les mots ont en effet d’abord une forme mathématique, une couleur, une musicalité, un éprouvé dans son corps. Leur signification ne compte pour rien dans leur appréhension première. Il leur faut ensuite le support de sa voix pour pouvoir être énoncés, une voix qu’il a trouvée, nous dit-il, au fil de son expérience de la relation à l’autre.

Ainsi, la lecture des écrits de Daniel Tammet nous réintroduit à une relation sensorielle, corporelle, avec la langue. Elle ravive à notre mémoire ce que nous avons oublié : notre affrontement originel au mur du langage et à sa motérialité (Lacan), à la résonance de sa matière dans le corps. Elle nous rappelle comment les mots nous sont premièrement étrangers, et comment il nous faut alors « les rouler sous notre langue, les pétrir entre nos doigts, pour les faire nôtres et pouvoir réussir à communiquer »[2]. Elle nous rend aussi sensibles de nouveau à l’expérience de notre voix et de son extimité foncière.

Tel un expérimentateur des langues, toujours prêt à relever le défi du hors-sens premier de leur structure, Daniel Tammet nous témoigne de la manière avec laquelle il s’en imprègne et leur donne littéralement corps dans sa subjectivité. C’est alors un éloge à leur beauté, à la créativité qu’elles offrent, aux trésors qu’elles recèlent et au monde sur lequel elles ouvrent, dans lequel il se lance avec passion. Il s’en fait le professeur, l’historien, le linguiste… A l’heure où l’on fait parler les ordinateurs, mais où ceux-ci restent incapables de tenir une conversation, il pousse même sa recherche jusqu’à la question de ce que c’est, au fond, que « parler humain ».

Plus que jamais, la lecture de Daniel Tammet nous invite donc à écouter les autistes. Elle exige de nous d’apprendre de leur manière de vivre la langue, de la goûter, de la ressentir, de s’y cogner. Elle est pour nous une source émouvante d’enseignement, non seulement sur l’autisme, mais aussi sur notre condition d’êtres parlants, aux prises avec la perpétuelle difficulté de donner vie à cet appareil étrange qu’est le langage. Elle nous renvoie au dernier terme à la question de ce qui, dans notre rapport à la parole, fonde notre humanité.

 

[1] Tammet D., Chaque mot est un oiseau à qui on apprend à chanter, éditions Les Arènes, 2017.

[2] Tammet D., Chaque mot est un oiseau à qui on apprend à chanter, op. cit., p. 41.