Par Gwenaëlle Barrier.
Du fait des délais d’attente très longs pour accéder à une prise en charge diagnostique au CRA[1], l’ARS[2] a décentralisé l’évaluation et le diagnostic de Troubles du Spectre Autistique de niveau 1 et 2. Notre service de pédopsychiatrie a ainsi été récemment agréé pour effectuer ces démarches. Les membres des équipes intéressés ont été formés par le CRA aux outils d’évaluation fonctionnelle (Vineland 2[3], PEP-R[4]) et d’évaluation diagnostique des TSA (ADI-R[5], ADOS 2[6]). A l’hôpital de jour, il a été accepté que je me centre sur « l’évaluation fonctionnelle » de l’enfant à partir de l’échelle de Vineland 2, laissant de côté les outils d’évaluation directe et de diagnostic, avec le souci de soutenir la réflexion clinique de l’équipe et de faire un accueil aux parents. Cette échelle consiste en un entretien auprès d’un membre de la famille, afin de comprendre la façon dont l’enfant se débrouille au quotidien et de permettre de « déterminer des axes d’intervention ou de compensation des aptitudes de l’enfant » ainsi que son « suivi développemental »[7]. Cette échelle est composée de nombreuses questions dans les domaines de la communication, de la vie quotidienne, des interactions sociales et de la motricité.
Quitte à devoir en passer par cet outil, il fallait que cela puisse ouvrir sur des moments d’invitation et de rencontre avec chacune des familles concernées. Il s’agissait aussi que cela vienne mettre en mouvement le regard porté par l’équipe sur l’enfant, en y associant les membres de l’équipe, qui pour certains souhaitaient vivement s’investir dans ce « protocole d’évaluation » afin de guider leur pratique. Il y avait là plusieurs regards à se croiser dans un même espace en veillant à préserver la dimension du sujet lui-même. Ainsi nous sommes-nous trouvés à réfléchir à la préparation de ces « rdv famille », choisissant d’accueillir chaque famille en binôme, infirmière ou éducatrice spécialisée et psychologue clinicienne, en reprenant à notre compte le conseil du CRA de ne formuler que des questions larges et ouvertes permettant de laisser la parole au parent.
Cette rencontre est présentée aux familles comme étant une façon de mieux connaître le « comportement adaptatif de la personne, [de] nous aider à mieux comprendre la façon singulière dont elle fonctionne, à penser sa scolarité et à adapter son environnement, selon ses intérêts et besoins spécifiques aussi bien à la maison, à l’école ou d’autres lieux fréquentés »[8].
Plusieurs familles ont accepté cette proposition. Certains étaient intéressés par le fait de partager leur connaissance des spécificités de leur enfant, leur histoire, la façon dont ils vivent l’entrée dans un mode de prise en charge atypique, « car tout est fait pour [l’enfant], mais nous à côté, on n’a pas trop d’endroit à nous ».
Depuis l’entrée en crèche ou à l’école de leur enfant, ces familles sont « suivies », mais parfois aussi stigmatisées et la problématique de l’enfant mise sur le plan du « contexte éducatif ». Un imaginaire qui s’alimente d’une configuration familiale particulière, de ratés tels qu’un rendez-vous manqué, une absence non justifiée. Il arrive que des professionnels soient déstabilisés par certaines attitudes comme un « profil hétérogène » de l’enfant qui peut se montrer compétent, précis, attentif, et pour autant être « incapable de répondre aux demandes des adultes ». « Elle parle, parle, parle, mais n’écoute rien !», peut-on entendre.
Chaque père, chaque mère s’est approprié l’espace de parole offert ; ils ont répondu à nos questions avec bien plus de précision qu’il n’en faut pour le questionnaire. Sous nos yeux s’est alors déployée, dans l’intimité d’une mère ou d’un père avec son enfant, la singularité de celui-ci.
Le langage, la parole, les soliloques ou dialogues imaginaires sont souvent évoqués. « Elle s’enveloppe d’un flot de parole » dit ainsi un papa. De quoi parle sa fille ? De sa journée, de ses découvertes… particulièrement dans la voiture. Une autre maman remarque que son enfant connaît parfaitement les « codes sociaux », qu’il prélève, dans la façon de parler de chacun, des petites phrases qu’il ressort à bon escient pour entretenir la conversation, à condition que cela concerne sa passion.
Certains parents évoquent la façon qu’a leur enfant de se montrer très débrouillard lorsqu’il agit de sa propre initiative, plutôt que sur commande de l’adulte, et dans certains domaines plus que dans d’autres. Ces dires ont relativisé les hypothèses de difficultés de compréhension ou de réalisation motrice et mis en lumière des modalités d’apprentissage chacune particulière. Ainsi tel papa raconte comment son enfant prélève dans une vidéo ou une émission radio une phrase, la répète à l’envi jusqu’à ce qu’un adulte entende cette répétition et fournisse plus d’explications sur le sujet ; telle autre maman suggère une « temporalité particulière » de sa fille dans l’abord des connaissances.
Si les items de l’échelle restent les mêmes pour tous, chaque parent vient pourtant raconter son enfant et nous faire entendre quelque chose de l’ordre de la propre logique subjective de ce dernier, bien plus que ce qu’il sait ou non faire. A l’item « joue-t-il avec les autres ? » les parents ne peuvent se résoudre à répondre par oui ou non. Un papa explique comment son enfant recherche la présence d’un pair, toujours le même, dont la simple présence est une condition indispensable pour entrer dans un groupe. Une maman souligne que son enfant demande aux autres enfants s’il peut jouer avec eux, puis se place juste à côté tout en jouant seul avec ses jouets et ses histoires.
A la suite de ces rencontres nous écrivons un « compte-rendu » en nous attachant à rester au plus près des mots des parents, sans chercher une hypothétique cause, ni mode de rémédiation sur telle ou telle façon de faire de l’enfant. Nous y jouons le jeu de l’organisation de l’échelle, même si la façon singulière d’aborder le monde de certains a pu nous amener à créer un « domaine » supplémentaire.
Porter aux oreilles de l’équipe les dires de chaque parent nous paraît essentiel. Au-delà de leur aspect quantitatif, ces écrits interpellent souvent car il ne s’agit justement ni d’interprétation, ni d’un jargon de l’un ou l’autre des professionnels présents dans cette rencontre. Un collègue a ainsi pu dire à la relecture de notre écrit concernant une jeune enfant, que cela lui « faisait violence », car pour la première fois il entendait « le portrait d’une enfant autiste », tandis que la maman a simplement conclu en écoutant ce récit : « oui voilà, c’est exactement elle ».
[1] Centre Ressource Autisme.
[2] Agence Régionale de Santé.
[3] Vineland Adaptative Behavior Scale : entretien semi-structuré auprès de la personne la plus proche de l’enfant ou de l’adulte visant à évaluer le comportement adaptatif dans les domaines de la socialisation, de la communication, de l’autonomie de la vie quotidienne et de la motricité, pour ensuite proposer des adaptations si nécessaires. Ce n’est pas un outil spécifique à l’autisme.
[4] Psycho-Educational Profile-Revised : test filmé d’une observation semi-structurée de l’enfant âgé de 6 mois à 7 ans, visant à faire l’inventaire de comportements et de compétences pour ensuite identifier son profil d’apprentissage. La cotation donne des informations sur le niveau de développement atteint dans différents domaines : imitation, perception, motricité fine, motricité globale, coordination oculo-manuelle, performance cognitive et cognition verbale et sur l’importance des troubles du comportement dans les domaines des relations et affects, jeu et intérêt pour le matériel, réponses sensorielles, et langage.
[5] Autism Diagnostic Interview-Revised : outil de diagnostic de Troubles Envahissants du Développement. Il s’agit d’un entretien semi-structuré auprès des parents, visant à recueillir des informations sur la symptomatologie actuelle, mais aussi, rétrospectivement, sur la période dite « cruciale » des quatre/cinq ans durant laquelle les signes de l’autisme seraient les plus marqués. Le professionnel recueille les éléments concernant l’interaction sociale réciproque, la communication verbale et non verbale et un modèle d’activités restreintes et stéréotypées (critères TED DSM-IV).
[6] Autism Diagnosis Observation Schedule : outil d’observation semi-structurée des enfants à visée diagnostique, évaluant la sévérité des diverses caractéristiques autistiques dans les domaines des compétences sociales, de communication, du jeu symbolique, d’expression des émotions, des praxies.
[7] Formation CRA par R.PRY, mars 2017, non publié.
[8] Texte explicatif de la démarche d’évaluation fonctionnelle qui peut être remis aux familles dans notre service, à partir de la notice explicative fournie par les auteurs de l’échelle.