Autisme : fuite en avant

Par Yves Vanderveken.

Texte prononcé lors de la matinée du CERA tenue le 19 juin 2021.

Ce dont Fabienne Loiseau nous instruit a toute son importance. Nous voyons bien depuis quelques temps maintenant comment, ne pouvant pas passer par une législation qui contreviendrait aux principes fondamentaux et aux droits de la République, les angles sont multiples pour arriver aux fins d’imposition de techniques rééducatives, et d’empêcher tout libre choix quant aux méthodes dans le champ psy. Particulièrement dans le champ de l’autisme, dont nous savons qu’il constitue, pour ce faire, le paradigme et en quelque sorte le cheval de Troie. Ces angles passent par des moyens frontaux, mais aussi par des voies latérales. F. Loiseau nous invite à être extrêmement attentifs aux modalités selon lesquelles on essaye que s’impose de façon finalement détournée, par le biais du droit dit donc « souple », ce qu’on n’est finalement pas arrivé à imposer autrement. L’attention et la plus extrême vigilance sont requises. L’action dès lors aussi. Le mérite de F. Loiseau est de nous indiquer qu’il ne faut certainement pas négliger la voie juridique.

Le mouvement est sournois car, quand F. Loiseau revient sur la formulation des missions que la HAS définit, il y en a toute une série qui se présentent sous la forme d’objectifs louables, soutenables, voire souhaitables. L’appel à l’innovation, la promotion de parcours de santé efficients… Il s’agit d’ensembles d’éléments de langage qui s’affichent comme pouvant venir répondre à la détresse des parents – détresse dont nous récoltons les témoignages quotidiens, quant à leur recherche de lieux d’accueil et de soins, au sens noble du terme, pour leur enfant autiste.

F. Loiseau indique que dans ces dispositifs qui sont établis, ou en voie d’être mis en place à marche forcée, les pratiques de la parole ne peuvent pas trouver leur place. Dans l’absolu, au sein de ces missions, cela pourrait être le cas. Les pratiques de la parole sont efficientes ! Ce n’est pas la littérature qui manque à ce sujet, pour le démontrer. Personne ne conteste, par ailleurs, le souci budgétaire requis.

Là où se situe la tromperie – qu’il faut faire valoir, dire et nommer –, c’est que si les pratiques de la parole ne peuvent y trouver une place, c’est parce que ceux qui élaborent ces dispositifs n’arrivent pas à les faire rentrer dans leur logique de rentabilité. Logique qui doit, pour être à leurs yeux « efficiente », se mesurer simplement, de façon chiffrée et, croient-ils, objectivable. Des cases à remplir, des chiffres à extraire, des mesures à réaliser, des courbes à produire. Les techniques de rééducations comportementales, elles, se modulent, se moulent, se définissent même sur ce modèle chiffrable : « Combien de fois, l’enfant a-t-il fait telle ou telle tâche ou activité, artificiellement découpée et isolée, avec succès, par rapport au mois précédent ? » etc. Cela disjoint et focalise tout sur un comportement isolé, qui ne dit rien de l’évolution singulière et subjective globale de l’être humain, qu’il se présente comme autiste ou pas. On peut continuer à souffrir comme avant, tout en jetant dorénavant plus régulièrement ses déchets à la poubelle. Il n’est dès lors pas étonnant que ces techniques donnent espoir aux administrations sanitaires – en les trompant par ailleurs – de pouvoir rencontrer leur logique propre, et qu’elles s’y prêtent parfaitement. Parce que logique sanitaire et techniques comportementales sont syntones. Elles rejoignent, parfois sans le savoir, naturellement leur structure. Elles réalisent leur essence – et c’est pour cela qu’il n’est en rien étonnant qu’elles tentent d’en passer par les voies d’une imposition, et non pas les voies dites d’une adhésion transférentielle.

Le paradigme neurocognitif appliqué au psychisme – paradigme qui, lui, est une idéologie – relaye cette logique sous les atours non plus tant du seul chiffre, qu’accompagné de ceux de la supposée scientificité. C’est par ce point que s’y rajoute, ou qu’on tente d’y adjoindre une supposition de savoir – incontestable, puisque se réclamant de la science. Combien de fois n’entend-on pas l’argument d’autorité : « C’est scientifique ! » On ne mesure plus tant les comportements, que les zones d’activités du cerveau et les taux de substances biochimiques, toujours plus centrés sur les seules dimensions des apprentissages ou de la cognition où se confondent, ou sur lesquels on rabat, le tout du psychique, de l’activité humaine et de la pensée.

Dans cette logique de la psychoéducation, souvent auto-évaluative et auto-entrepreneuriale (c’est cela que recouvre la mission « faire de l’engagement des usagers une priorité »), il me semble important de dire que l’abandon que vivent les parents va se poursuivre. Nous pouvons même prédire qu’il risque de s’accentuer. Ce sera le règne du laisser seul avec les techniques rééducatives, pour un temps limité, et court (c’est la promesse !), dans une enveloppe budgétaire et « créditée » fermée. Vous serez arrivés au terme de vos crédits ? Il n’y en aura plus. Pas de résultats ? C’est que vous aurez été mal orienté, que vous aurez mal choisi, ou que vous n’aurez pas été « compliant » aux traitements. Responsabilité, on vous dit ! Responsabilité, et efficacité. L’abandon se poursuivra, s’intensifiera. Il faut le dire. C’est cela que recouvre le terme « parcours de soins », derrière son écran de fumée. Nous en récoltons déjà, sur le terrain, tous les jours les témoignages. Sans compter que la compétence du psy ne sera même plus requise, la formation, tout autant « accélérée », qu’il recevra sera celle d’un opérateur-technicien de protocoles standardisés.

Dans cet horizon, je trouve d’autant plus crucial que F. Loiseau situe que le point sur lequel le jugement de la Cour constitutionnelle s’est arrêté, c’est le bien nommé « intérêt de l’enfant ». Bon, nous savons qu’au nom de l’intérêt de l’autre, le pire n’est jamais en rien assuré d’être écarté ; il en est même son plus proche voisin. Mais prenons ici cet « intérêt de l’enfant » ni plus ni moins qu’au sens des Droits de l’homme. Il me semble que c’est ce qu’il faut faire valoir, mettre en exergue. Il va nous falloir revenir sur la préservation de cet intérêt de l’enfant, la défendre.

Jean-François Cottes situe de façon précise la visée de la disparition de la dimension « psy » dans tout abord de l’autisme. Elle est affirmée et revendiquée. Il faut, là aussi, entendre ce que cela recouvre. Il faut interpréter ce rejet explicite du « psy » au nom de la seule neuro-cognition comme traitement « appliqué à (sic) l’autiste ». J.-F. Cottes le rappelle, cela implique d’effacer cette dimension de la parole au profit d’une technique. La parole demande un détour plus compliqué que le chemin qu’emprunte une technique. Une technique n’a d’ailleurs pas de chemin, elle suit un protocole. Elle n’a pas de référence nécessaire à l’éthique, comme les pratiques de la parole le requièrent.

Nous sommes tous de plus en plus avertis de ce qui se passe dans les milieux de soins, hospitaliers, les CMPP et tous les lieux où un accueil est proposé à l’autiste : une véritable pression, voire une imposition féroce de plus en plus forte à l’adresse des soignants ou psy de tous ordres concernant les « méthodes » sur lesquelles ils s’appuient ou sur lesquelles ils tentent d’orienter leurs interventions professionnelles. Outre de les forcer à abandonner la voie « psy » au profit de techniques de rééducation neurocognitive, par les moyens que nous indique J.-F. Cottes et que F. Loiseau vient encore de développer dans la discussion que nous sommes en train d’avoir, cela prend essentiellement la forme d’un mot d’ordre explicite : « Arrêtez de leur parler ! » C’est dit et proféré sans honte – sans doute sous l’alibi le plus grave que c’est de bonne foi. D’arrêter de leur parler, parce que la question de l’autisme ne se situerait pas là, qu’il s’agirait d’un « trouble précoce du développement cérébral » pour lequel la priorité serait la mise en place et l’application de techniques d’entrainement au développement palliatif de capacités cognitives neurologiquement atteintes et déficientes.

Insistons dès lors que ce qui est présenté là comme une avancée est en fait un retour en arrière de 120 ans. Freud avait arraché la dimension du psychisme et de ses symptômes propres au biologique, alors qu’il était neurologue de formation. Il fit ce geste non parce qu’il ne disposait pas encore du savoir nécessaire qu’il y aurait maintenant grâce aux avancées technologiques. Son geste est d’avoir aperçu que la dimension du psychique ne se subsumait pas au seul fonctionnement du cerveau. On nous propose donc d’y revenir, en « substituant le mental au psychisme ». Ce qui s’accompagne du rejet, de fait, de l’inconscient, de l’inconscient comme ce qui fait le propre de l’être parlant, ce qui fait sa fondamentale spécificité… d’être justement un être de langage, de s’en trouver déterminé, marqué, et éventuellement divisé.

Cette dimension, qui se met donc à circuler dans les services de soins, dans les services d’accompagnement, qu’il faut arrêter de parler à l’autiste, c’est à proprement parler une horreur ! Une horreur qui littéralement déshumanise l’être… justement… parlant. Elle va – c’est une proposition qui en découle – à l’encontre des dits « Droits de l’enfant ». Enfin…, il suffit d’en revenir aux bases du syndrome d’hospitalisme découvert par Spitz, pour savoir ce qu’entraine comme conséquences mortifères et irréversibles, le fait de se passer de parler à l’enfant au travers de soins particularisés, non anonymes, et de ne plus le réduire alors qu’à son être de besoin.

Va-t-on laisser passer, se répandre et infuser ça ? Extraire de la dimension de la parole et du langage un être humain, c’est vraiment ce que disait Laurent Dupont tout à l’heure : le couper de la possibilité d’ouvrir une place vide où un effet sujet peut potentiellement se produire.

Il nous faudra donc dire, et dévoiler, que l’abandon dont se plaignent les autistes et leurs parents poursuivra sa lancée, d’autant plus que, par ailleurs, de façon insue et peut-être sous couvert de bonnes intentions, on est tout de même en train de toucher, avec cette idée qu’il ne serait plus utile d’en passer par le champ de la parole et du langage avec les autistes, à une dimension fondamentale de l’humain.